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Quel fragment d’une enfance longtemps enfouie surgit ainsi, se répétant dans la compulsion au jeu? On le devine sans peine si l’on s’appuie sur une nouvelle d’un écrivain contemporain. Stefan Zweig, qui a consacré une étude à Dostoïevski lui-même (Trois Maîtres), a inclus dans son recueil de trois nouvelles, La confusion des sentiments, une histoire qu’il intitule «Vingt-quatre heures de la vie d’une femme». Ce petit chef-d’œuvre ne prétend que montrer à quel point la femme est un être irresponsable, à quels excès surprenants pour elle-même elle peut être conduite à travers une expérience inattendue. Mais la nouvelle dit en fait beaucoup plus. Elle montre, sans chercher d’excuses, quelque chose de tout à fait autre, de généralement humain, ou plutôt de masculin, une fois qu’on la soumet à une interprétation analytique. Une telle interprétation est si manifestement évidente qu’on ne peut la refuser. Selon un trait propre à la nature de la création artistique, l’auteur, qui est un de mes amis, a pu m’assurer que l’interprétation que je lui ai communiquée avait été tout à fait étrangère à sa connaissance et à son intention, bien que maints détails dans le récit parussent expressément placés pour nous indiquer la trace secrète. Dans la nouvelle de Zweig, une vieille dame distinguée raconte à l’auteur une expérience qu’elle a vécue plus de vingt ans auparavant. Devenue précocement veuve, mère de deux fils n’ayant plus besoin d’elle, elle n’attendait plus rien de la vie quand, dans sa quarante-deuxième année, au cours d’un de ses voyages sans but, elle se trouva dans la salle de jeu du Casino de Monaco et, parmi les singulières impressions que fait naître ce lieu, elle fut bientôt fascinée par la vue de deux mains qui semblaient trahir toutes les sensations du joueur malheureux, avec une franchise et une intensité bouleversantes. Ces mains appartenaient à un beau jeune homme – l’auteur lui donne, comme sans le vouloir, l’âge du fils aîné de celle qui regarde – qui, après avoir tout perdu, quitte la salle dans le désespoir le plus profond, avec l’intention probable de mettre fin à sa vie sans espoir dans les jardins du Casino. Une sympathie inexplicable la pousse à le suivre et à tout tenter pour le sauver. Il la prend pour une de ces femmes importunes qui fréquentent ce lieu et il essaie de s’en débarrasser, mais elle reste avec lui et se voit, de la manière la plus naturelle, dans l’obligation de partager sa chambre à l’hôtel et finalement son lit. Après cette nuit d’amour improvisée, elle obtient du jeune homme, apparemment calmé, la promesse, faite solennellement, qu’il ne jouera plus jamais; elle lui donne de l’argent pour son voyage de retour et lui promet de le rencontrer à la gare, avant le départ du train. Mais voici que s’éveille en elle une grande tendresse pour lui, qu’elle veut tout sacrifier pour le garder, et décide de partir en voyage avec lui au lieu de prendre congé de lui. Différents hasards contraires l’en empêchent: elle manque le train. Dans sa nostalgie pour celui qui a disparu, elle retourne à la salle de jeu et elle y découvre à nouveau, à son horreur, les mains qui avaient d’abord éveillé sa brûlante sympathie. L’oublieux du devoir était retourné au jeu. Elle lui rappelle sa promesse mais, tout occupé par sa passion, il la traite de trouble fête, lui demande de partir et lui jette à la tête l’argent avec lequel elle avait voulu le sauver. Dans une profonde honte, il lui faut s’enfuir et, plus tard, elle peut apprendre qu’elle n’a pas réussi à le préserver du suicide.

Cette histoire brillamment contée, d’un enchaînement sans faille, se suffit assurément à elle-même et ne manque pas de produire un grand effet sur le lecteur. Mais l’analyse nous apprend que son invention provient d’un fantasme de désir de la période de la puberté, fantasme qui reste conscient comme souvenir chez de nombreuses personnes. Le fantasme tient en ceci: la mère pourrait elle-même initier le jeune homme à la vie sexuelle pour le préserver des dangers redoutés de l’onanisme. Les nombreuses œuvres traitant d’une rédemption ont la même origine. Le «vice» de l’onanisme est remplacé par la passion du jeu; l’accent mis sur l’activité passionnée des mains trahit cette dérivation. Effectivement, la passion du jeu est un équivalent de l’ancienne compulsion à l’onanisme; c’est le même mot de «jouer» qui est utilisé dans la chambre des enfants pour désigner l’activité des mains sur les organes génitaux. Le caractère irrésistible de la tentation, la résolution solennelle et pourtant toujours démentie de ne plus jamais le faire, l’étourdissant plaisir et la mauvaise conscience – on se détruit (suicide) -, tout cela demeure inaltéré dans la substitution. Il est vrai que la nouvelle de Zweig est racontée par la mère, non par le fils. Cela doit flatter le fils de penser: si la mère savait à quels dangers l’onanisme me conduit, elle m’en préserverait certainement en m’autorisant à diriger toute ma tendresse sur son corps à elle. L’équivalence de la mère avec la putain, effectuée par le jeune homme dans la nouvelle de Zweig, est en connexion avec le même fantasme. Elle rend aisément abordable celle qui est inaccessible; la mauvaise conscience qui accompagne ce fantasme amène l’issue malheureuse du récit. Il est aussi intéressant de remarquer comment la façade donnée à la nouvelle par l’auteur tente de dissimuler son sens analytique. Car il est très contestable que la vie amoureuse de la femme soit dominée par des impulsions soudaines et énigmatiques. L’analyse découvre au contraire une motivation adéquate pour le comportement surprenant de cette femme qui, jusque-là, s’est détournée de l’amour. Fidèle à la mémoire de l’époux disparu, elle s’était armée contre toutes les demandes de cet ordre mais – et là le fantasme du fils n’a pas tort – elle n’avait pas échappé en tant que mère à son transfert d’amour, tout à fait inconscient, sur le fils; le destin put la saisir à cette place non surveillée. Si la passion du jeu, avec les vaines luttes pour s’en détourner et les occasions qu’elle offre à l’autopunition, constitue une répétition de la compulsion d’onanisme, alors nous ne serons pas surpris que, dans la vie de Dostoïevski, elle occupe une si grande place. Nous ne trouvons en effet aucun cas de névrose grave où la satisfaction auto-érotique de la prime enfance et de la puberté n’ait joué son rôle et les relations entre les efforts pour la réprimer et l’angoisse envers le père sont trop bien connues pour qu’il soit nécessaire de faire plus que les mentionner [10].

Sigmund Freud.

À Anna Grigorievna Dostoïevski.

En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas,

Il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.

Jean, XII, 24, 25.

(Trad. Crampon.)

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[10] La plupart des vues ici exprimées figurent aussi dans l’excellent écrit de Jolan Neufeld, «Dostoïevski, esquisse de sa psychanalyse», Imago-Bücher, numéro IV, 1923.

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