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Il retomba sur son banc en se tordant les mains.

Le procureur et l’avocat demandèrent à tour de rôle à Catherine Ivanovna pour quels motifs elle avait d’abord dissimulé ce document et déposé dans un tout autre esprit.

«Oui, j’ai menti tout à l’heure, contre mon honneur et ma conscience, mais je voulais le sauver, précisément parce qu’il me haïssait et me méprisait. Oh! il me méprisait, il m’a toujours méprisée, dès l’instant où je l’ai salué jusqu’à terre à cause de cet argent. Je l’ai senti aussitôt, mais je fus longtemps sans le croire. Que de fois j’ai lu dans ses yeux: «Tu es pourtant venue toi-même chez moi.» Oh! il n’avait rien compris, il n’a pas deviné pourquoi j’étais venue, il ne peut soupçonner que la bassesse! Il juge tous les autres d’après lui, dit avec fureur Katia au comble de l’exaltation. Il voulait m’épouser seulement pour mon héritage, rien que pour cela, je m’en suis toujours doutée. C’est un fauve! Il était sûr que toute ma vie je tremblerais de honte devant lui, et qu’il pourrait me mépriser et avoir le dessus, voilà pourquoi il voulait m’épouser! C’est la vérité! J’ai essayé de le vaincre par un amour infini, je voulais même oublier sa trahison, mais il n’a rien compris, rien, rien! Peut-il comprendre quelque chose? C’est un monstre! Je n’ai reçu cette lettre que le lendemain soir, on me l’a apportée du cabaret, et le matin encore j’étais décidée à lui pardonner tout, même sa trahison!»

Le procureur et le président la calmèrent de leur mieux. Je suis sûr qu’eux-mêmes avaient peut-être honte de profiter de son exaltation pour recueillir de tels aveux. On les entendit lui dire: «Nous comprenons votre peine, nous sommes capables de compatir», etc., pourtant, ils arrachaient cette déposition à une femme affolée, en proie à une crise de nerfs. Enfin, avec une lucidité extraordinaire, comme il arrive fréquemment en pareil cas, elle décrivit comment s’était détraquée, dans ces deux mois, la raison d’Ivan Fiodorovitch, obsédé par l’idée de sauver «le monstre et l’assassin», son frère.

«Il se tourmentait, s’exclama-t-elle, il voulait atténuer la faute, en m’avouant que lui-même n’aimait pas son père et avait peut-être désiré sa mort. Oh! C’est une conscience d’élite, voilà la cause de ses souffrances! Il n’avait pas de secrets pour moi, il venait me voir tous les jours comme sa seule amie. J’ai l’honneur d’être sa seule amie! dit-elle d’un ton de défi, les yeux brillants. Il est allé deux fois chez Smerdiakov. Un jour, il vint me dire: «Si ce n’est pas mon frère qui a tué, si c’est Smerdiakov (car on a répandu cette légende), peut-être suis-je aussi coupable, car Smerdiakov savait que je n’aimais pas mon père et pensait peut-être que je désirais sa mort?» C’est alors que je lui ai montré cette lettre; il fut définitivement convaincu de la culpabilité de son frère, il était atterré; il ne pouvait supporter l’idée que son propre frère fût un parricide! Depuis une semaine, ça le rend malade. Ces derniers jours, il avait le délire, j’ai constaté que sa raison se troublait. On l’a entendu divaguer dans les rues. Le médecin que j’ai fait venir de Moscou l’a examiné avant-hier et m’a dit que la fièvre chaude allait se déclarer, et tout cela à cause du monstre! Hier, il a appris la mort de Smerdiakov; ça lui a porté le dernier coup. Tout cela à cause de ce monstre, et afin de le sauver!»

Assurément, on ne peut parler ainsi et faire de tels aveux qu’une fois dans la vie, à ses derniers moments, par exemple, en montant à l’échafaud. Mais cela convenait précisément au caractère de Katia. C’était bien la même jeune fille impétueuse qui avait couru chez un jeune libertin pour sauver son père; la même qui, tout à l’heure, fière et chaste, avait publiquement sacrifié sa pudeur virginale en racontant «la noble action de Mitia», dans le seul dessein d’adoucir le sort qui l’attendait. Et maintenant elle se sacrifiait tout de même, mais pour un autre, ayant peut-être, à cet instant seulement, senti pour la première fois combien cet autre lui était cher. Elle se sacrifiait pour lui dans son effroi, s’imaginant soudain qu’il se perdait par sa déposition, qu’il avait tué au lieu de son frère, elle se sacrifiait afin de le sauver, lui et sa réputation. Une question angoissante se posait: avait-elle calomnié Mitia au sujet de leurs anciennes relations? Non, elle ne mentait pas sciemment, en criant que Mitia la méprisait pour ce salut jusqu’à terre! Elle le croyait, elle était profondément convaincue, depuis ce salut peut-être, que le naïf Mitia, qui l’adorait encore à ce moment, se moquait d’elle et la méprisait. Et seulement par fierté, elle s’était prise pour lui d’un amour outré, par fierté blessée, et cet amour ressemblait à une vengeance. Peut-être cet amour outré serait-il devenu un amour véritable, peut-être Katia ne demandait-elle pas mieux, mais Mitia l’avait offensée jusqu’au fond de l’âme par sa trahison, et cette âme ne pardonnait pas. L’heure de la vengeance avait sonné brusquement, et toute la rancune douloureuse accumulée dans le cœur de la femme offensée s’était exhalée d’un seul coup. En livrant Mitia, elle se livrait elle-même. Dès qu’elle eut achevé, ses nerfs la trahirent, la honte l’envahit. Elle eut une nouvelle crise de nerfs, il fallut l’emporter. À ce moment, Grouchegnka s’élança en criant vers Mitia, si rapidement qu’on n’eut pas le temps de la retenir.

«Mitia, cette vipère t’a perdu! Vous l’avez vue à l’œuvre!» ajouta-t-elle frémissante, en s’adressant aux juges.

Sur un signe du président, on la saisit et on l’emmena. Elle se débattait en tendant les bras à Mitia. Celui-ci poussa un cri, voulut s’élancer vers elle. On le maîtrisa sans peine.

Je pense que les spectatrices demeurèrent satisfaites, le spectacle en valait la peine. Le médecin de Moscou, que le président avait envoyé chercher pour soigner Ivan, vint faire son rapport. Il déclara que le malade traversait une crise des plus dangereuses, qu’on devait l’emmener immédiatement. L’avant-veille, le patient était venu le consulter, mais avait refusé de se soigner, malgré la gravité de son état. «Il m’avoua qu’il avait des hallucinations, qu’il rencontrait des morts dans la rue, que Satan lui rendait visite tous les soirs», conclut le fameux spécialiste.

La lettre de Catherine Ivanovna fut ajoutée aux pièces à conviction. La cour, en ayant délibéré, décida de poursuivre les débats et de mentionner au procès-verbal les dépositions inattendues de Catherine Ivanovna et d’Ivan Fiodorovitch.

Les dépositions des derniers témoins ne firent que confirmer les précédentes, mais avec certains détails caractéristiques. D’ailleurs, le réquisitoire, auquel nous arrivons, les résume toutes. Les derniers incidents avaient surexcité les esprits; on attendait avec une impatience fiévreuse les discours et le verdict. Les révélations de Catherine Ivanovna avaient atterré Fétioukovitch. En revanche, le procureur triomphait. Il y eut une suspension d’audience qui dura environ une heure. À huit heures précises, je crois, le procureur commença son réquisitoire.

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