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– Écoute, dit Ivan paraissant de nouveau s’embrouiller, écoute… J’avais encore beaucoup de choses à te demander, mais je les ai oubliées… Ah! oui, dis-moi seulement pourquoi tu as décacheté et jeté l’enveloppe à terre? Pourquoi ne pas avoir emporté le tout?… D’après ton récit, il m’a semblé que tu l’avais fait à dessein, mais je ne puis en comprendre la raison…

– Je n’ai pas agi sans motifs. Un homme au courant comme moi, par exemple, qui a peut-être mis l’argent dans l’enveloppe, qui a vu son maître la cacheter et écrire la suscription, pourquoi un tel homme, s’il a commis le crime, ouvrirait-il aussitôt l’enveloppe, puisqu’il est sûr du contenu? Au contraire, il la mettrait simplement dans sa poche et s’esquiverait. Dmitri Fiodorovitch aurait agi autrement: ne connaissant l’enveloppe que par ouï-dire, il se serait empressé de la décacheter, pour se rendre compte, puis de la jeter à terre, sans réfléchir qu’elle constituerait une pièce accusatrice, car c’est un voleur novice, qui n’a jamais opéré ouvertement, et de plus un gentilhomme. Il ne serait pas venu précisément voler, mais reprendre son bien, comme il l’avait au préalable déclaré devant tout le monde, en se vantant d’aller chez Fiodor Pavlovitch se faire justice lui-même. Lors de ma déposition, j’ai suggéré cette idée au procureur, mais sous forme d’allusion, et de telle sorte qu’il a cru l’avoir trouvée lui-même; il était enchanté…

– Tu as vraiment réfléchi à tout cela sur place et à ce moment?» s’écria Ivan Fiodorovitch stupéfait.

Il considérait de nouveau Smerdiakov avec effroi.

«De grâce, peut-on songer à tout dans une telle hâte? Tout cela était combiné d’avance.

– Eh bien!… eh bien! c’est que le diable lui-même t’a prêté son concours! Tu n’es pas bête, tu es beaucoup plus intelligent que je ne pensais…»

Il se leva pour faire quelques pas dans la chambre, mais comme on pouvait à peine passer entre la table et le mur il fit demi-tour et se rassit. C’est sans doute ce qui l’exaspéra: il se remit à vociférer.

«Écoute, misérable, vile créature! Tu ne comprends donc pas que si je ne t’ai pas tué encore, c’est parce que je te garde pour répondre demain devant la justice? Dieu le voit (il leva la main), peut-être fus-je coupable, peut-être ai-je désiré secrètement… la mort de mon père, mais je te le jure, je me dénoncerai moi-même demain; je l’ai décidé! Je dirai tout. Mais nous comparaîtrons ensemble! Et quoi que tu puisses dire ou témoigner à mon sujet, je l’accepte et ne te crains pas; je confirmerai tout moi-même! Mais toi aussi, il faudra que tu avoues! Il le faut, il le faut, nous irons ensemble! Cela sera!»

Ivan s’exprimait avec énergie et solennité: rien qu’à son regard on voyait qu’il tiendrait parole.

«Vous êtes malade, je vois, bien malade, vous avez les yeux tout jaunes, dit Smerdiakov, mais sans ironie et même avec compassion.

– Nous irons ensemble! répéta Ivan. Et si tu ne viens pas, j’avouerai tout seul.»

Smerdiakov parut réfléchir.

«Non, vous n’irez pas, dit-il d’un ton catégorique.

– Tu ne me comprends pas!

– Vous aurez trop honte de tout avouer; d’ailleurs ça ne servirait à rien, car je nierai vous avoir jamais tenu ces propos; je dirai que vous êtes malade (on le voit bien) ou que vous vous sacrifiez par pitié pour votre frère, et m’accusez parce que je n’ai jamais compté à vos yeux. Et qui vous croira, quelle preuve avez-vous?

– Écoute, tu m’as montré cet argent pour me convaincre.»

Smerdiakov retira le volume, découvrit la liasse.

«Prenez cet argent, dit-il en soupirant.

– Certes, je le prends! Mais pourquoi me le donnes-tu puisque tu as tué pour l’avoir?»

Et Ivan le considéra avec stupéfaction.

«Je n’en ai plus besoin, dit Smerdiakov d’une voix tremblante. Je pensais d’abord, avec cet argent, m’établir à Moscou, ou même à l’étranger; c’était mon rêve, puisque «tout est permis». C’est vous qui m’avez en effet appris et souvent expliqué cela: si Dieu n’existe pas, il n’y a pas de vertu, et elle est inutile. Voilà le raisonnement que je me suis fait.

– Tu en es arrivé là tout seul? dit Ivan avec un sourire gêné.

– Sous votre influence.

– Alors tu crois en Dieu, maintenant, puisque tu rends l’argent?

– Non, je n’y crois pas, murmura Smerdiakov.

– Pourquoi rends-tu l’argent, alors?

– Laissez donc! trancha Smerdiakov avec un geste de lassitude. Vous-même répétiez sans cesse que tout est permis, pourquoi êtes-vous si inquiet maintenant? Vous voulez même vous dénoncer. Mais il n’y a pas de danger! Vous n’irez pas! dit-il catégoriquement.

– Tu verras bien!

– C’est impossible. Vous êtes trop intelligent. Vous aimez l’argent, je le sais, les honneurs aussi car vous êtes très orgueilleux, vous raffolez du beau sexe, vous aimez par-dessus tout vivre indépendant et à votre aise. Vous ne voudrez pas gâter toute votre vie en vous chargeant d’une pareille honte. De tous les enfants de Fiodor Pavlovitch vous êtes celui qui lui ressemble le plus; vous avez la même âme.

– Tu n’es vraiment pas bête, dit Ivan avec stupeur, et le sang lui monta au visage. Je te croyais sot.

– C’est par orgueil que vous le croyiez. Prenez donc l’argent.»

Ivan prit la liasse de billets et la fourra dans sa poche, telle quelle.

«Je les montrerai demain au tribunal, dit-il.

– Personne ne vous croira; ce n’est pas l’argent qui vous manque à présent, vous aurez pris ces trois mille roubles dans votre cassette.»

Ivan se leva.

«Je te répète que si je ne t’ai pas tué, c’est uniquement parce que j’ai besoin de toi demain; ne l’oublie pas!

– Eh bien, tuez-moi, tuez-moi maintenant, dit Smerdiakov d’un air étrange. Vous ne l’osez même pas, ajouta-t-il avec un sourire amer, vous n’osez plus rien, vous si hardi autrefois!

– À demain!…»

Ivan marcha vers la porte.

«Attendez… Montrez-les-moi encore une fois.»

Ivan sortit les billets, les lui montra; Smerdiakov les considéra une dizaine de secondes.

«Eh bien allez!… Ivan Fiodorovitch! cria-t-il soudain.

– Que veux-tu?»

Ivan qui partait se retourna.

«Adieu.

– À demain!»

Ivan sortit. La tourmente continuait. Il marcha d’abord d’un pas assuré, mais se mit bientôt à chanceler.» Ce n’est que physique», songea-t-il en souriant. Une sorte d’allégresse le gagnait. Il se sentait une fermeté inébranlable; les hésitations douloureuses de ces derniers temps avaient disparu. Sa décision était prise et «déjà irrévocable», se disait-il avec bonheur. À ce moment il trébucha, faillit choir. En s’arrêtant, il distingua à ses pieds l’ivrogne qu’il avait renversé, gisant toujours à la même place, inerte. La neige lui recouvrait presque le visage. Ivan le releva, le chargea sur ses épaules. Ayant aperçu de la lumière dans une maison, il alla frapper aux volets et promit trois roubles au propriétaire s’il l’aidait à transporter le bonhomme au commissariat. Je ne raconterai pas en détail comment Ivan Fiodorovitch réussit dans cette entreprise et fit examiner le croquant par un médecin en payant généreusement les frais. Disons seulement que cela demanda presque une heure. Mais Ivan demeura satisfait. Ses idées s’éparpillaient: «Si je n’avais pas pris une résolution si ferme pour demain, pensa-t-il soudain avec délice, je ne serais pas resté une heure à m’occuper de cet ivrogne, j’aurais passé à côté sans m’inquiéter de lui… Mais comment ai-je la force de m’observer? Et eux qui ont décidé que je deviens fou!» En arrivant devant sa porte, il s’arrêta pour se demander: «Ne ferais-je pas mieux d’aller dès maintenant chez le procureur et de tout lui raconter?… Non, demain, tout à la fois!» Chose étrange, presque toute sa joie disparut à l’instant. Lorsqu’il entra dans sa chambre, une sensation glaciale l’étreignit comme le souvenir ou plutôt l’évocation de je ne sais quoi de pénible ou de répugnant, qui se trouvait en ce moment dans cette chambre et qui s’y était déjà trouvé. Il se laissa tomber sur le divan. La vieille domestique lui apporta le samovar, il fit du thé, mais n’y toucha pas; il la renvoya jusqu’au lendemain. Il avait le vertige, se sentait las, mal à l’aise. Il s’assoupissait, mais se mit à marcher pour chasser le sommeil. Il lui semblait qu’il avait le délire. Après s’être rassis, il se mit à regarder de temps à autre autour de lui, comme pour examiner quelque chose. Enfin, son regard se fixa sur un point. Il sourit, mais le rouge de la colère lui monta au visage. Longtemps il demeura immobile, la tête dans ses mains, lorgnant toujours le même point, sur le divan placé contre le mur d’en face. Visiblement, quelque chose à cet endroit l’irritait, l’inquiétait.

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