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A
A

Les docteurs le font souffrir

Sous prétexte de le guérir.

Ce n’est pas les pieds que je plains,

Pouchkine peut les chanter;

C’est la tête que je plains,

La tête rebelle aux idées.

Elle commençait à comprendre

Quand le pied vint la gêner.

Ah! que ce pied guérisse vite,

Alors la tête comprendra!

C’est un salaud, mais ses vers ont de l’enjouement! Et il y a mêlé vraiment une tristesse «civique». Il était furieux de se voir congédié. Il grinçait des dents.

– Il s’est déjà vengé, dit Aliocha. Il a écrit un article sur Mme Khokhlakov.»

Et Aliocha lui raconta ce qui avait paru dans le journal les Bruits.

«C’est lui, confirma Mitia en fronçant les sourcils, c’est bien lui! Ces articles… je sais… combien d’infamie a-t-on déjà écrites, sur Groucha, par exemple!… Et sur Katia, aussi… Hum!»

Il marcha à travers la chambre d’un air soucieux.

«Frère, je ne puis rester longtemps, dit Aliocha après un silence. Demain est un jour terrible pour toi! Le jugement de Dieu va s’accomplir; et je m’étonne qu’au lieu de choses sérieuses tu parles de bagatelles…

– Non, ne t’étonne pas. Dois-je parler de ce chien puant? De l’assassin? Assez causé de lui! Qu’il ne soit plus question de Smerdiakov, ce puant fils d’une puante! Dieu le châtiera, tu verras!»

Il s’approcha d’Aliocha, l’embrassa avec émotion. Ses yeux étincelaient.

«Rakitine ne comprendrait pas cela, mais toi, tu comprendras tout: c’est pourquoi je t’attendais avec impatience. Vois-tu, je voulais depuis longtemps te dire bien des choses, dans ces murs dégradés, mais je taisais l’essentiel, le moment ne me paraissant pas encore venu. J’ai attendu la dernière heure pour m’épancher. Frère, j’ai senti naître en moi, depuis mon arrestation, un nouvel être; un homme nouveau est ressuscité! Il existait en moi, mais jamais il ne se serait révélé sans le coup de foudre. Qu’est-ce que ça peut me faire de piocher pendant vingt ans dans les mines, ça ne m’effraie pas, mais je crains autre chose, maintenant: que cet homme ressuscité se retire de moi! On peut trouver aussi dans les mines, chez un forçat et un assassin, un cœur d’homme et s’entendre avec lui, car là-bas aussi on peut aimer, vivre et souffrir! On peut ranimer le cœur engourdi d’un forçat, le soigner, ramener enfin du repaire à la lumière une âme grande, régénérée par la souffrance, ressusciter un héros! Il y en a des centaines et nous sommes tous coupables envers eux. Pourquoi ai-je rêvé alors du «petiot», à un tel moment! C’était une prophétie. J’irai pour le «petiot». Car tous sont coupables envers tous. Tous sont des «petiots», il y a de grands, et de petits enfants. J’irai pour eux, il faut que quelqu’un se dévoue pour tous. Je n’ai pas tué mon père, mais j’accepte l’expiation. C’est ici, dans ces murs dégradés, que j’ai eu conscience de tout cela. Il y en a beaucoup, des centaines sous terre, le marteau à la main. Oui, nous serons à la chaîne, privés de liberté, mais dans notre douleur nous ressusciterons à la joie, sans laquelle l’homme ne peut vivre ni Dieu exister, car c’est lui qui la donne, c’est là son grand privilège. Seigneur, que l’homme se consume en prière! Comment vivrai-je sous terre sans Dieu? Il ment, Rakitine; si l’on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous terre! Un forçat ne peut se passer de Dieu, encore moins qu’un homme libre! Et alors nous, les hommes souterrains, nous ferons monter des entrailles de la terre un hymne tragique au Dieu de la joie! Vive Dieu et sa joie divine! Je l’aime!»

Mitia, en débitant cette tirade bizarre, suffoquait presque. Il était pâle, ses lèvres tremblaient, des larmes lui coulaient des yeux.

«Non, la vie est pleine, la vie déborde même sous terre! Tu ne peux croire, Alexéi, comme je veux vivre maintenant, à quel point la soif de l’existence s’est emparée de moi, précisément dans ces murs dégradés! Rakitine ne comprend pas cela, il ne songe qu’à bâtir une maison, à y mettre des locataires, mais je t’attendais. Qu’est-ce que la souffrance? Je ne la crains pas, fût-elle infinie, alors que jadis je la craignais. Il se peut que je ne réponde rien à l’audience… Avec la force que je sens en moi, je me crois en état de surmonter toutes les souffrances, pourvu que je puisse me dire à chaque instant: je suis! Dans les tourments, crispé par la torture, je suis! Attaché au pilori, j’existe encore, je vois le soleil, et si je ne le vois pas, je sais qu’il luit. Et savoir cela, c’est déjà toute la vie. Aliocha, mon chérubin, la philosophie me tue, que le diable l’emporte! Notre frère Ivan…

– Quoi, Ivan? interrompit Aliocha, mais Mitia n’entendit pas.

– Vois-tu, autrefois, je n’avais pas tous ces doutes, je les recelais en moi. C’est justement peut-être parce que des idées inconnues bouillonnaient en moi que je me grisais, me battais, m’emportais; c’était pour les dompter, les écraser. Ivan n’est pas comme Rakitine, il cache ses pensées; c’est un sphinx, il se tait toujours. Mais Dieu me tourmente, je ne pense qu’à cela. Que faire, si Dieu n’existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c’est une idée forgée par l’humanité? Dans ce cas, l’homme serait le roi de la terre, de l’univers. Très bien! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu? Je me le demande. En effet, qui l’homme aimera-t-il? À qui chantera-t-il des hymnes de reconnaissance? Rakitine rit. Il dit qu’on peut aimer l’humanité sans Dieu. Ce morveux peut l’affirmer, moi je ne puis le comprendre. La vie est facile pour Rakitine: «Occupe-toi plutôt, me disait-il aujourd’hui, de l’extension des droits civiques, ou d’empêcher la hausse de la viande; de cette façon, tu serviras mieux l’humanité et tu l’aimeras davantage que par toute la philosophie.» À quoi je lui ai répondu: «Toi-même, ne croyant pas en Dieu, tu hausserais le prix de la viande, le cas échéant, et tu gagnerais un rouble sur un kopek!» Il s’est fâché. En effet, qu’est-ce que la vertu? Réponds-moi, Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un Chinois, c’est donc une chose relative? L’est-elle, oui ou non? Question insidieuse! Tu ne riras pas si je te dis qu’elle m’a empêché de dormir durant deux nuits. Je m’étonne qu’on puisse vivre sans y penser. Vanité! Pour Ivan, il n’y a pas de Dieu. Il a une idée. Une idée qui me dépasse. Mais il ne la dit pas. Il doit être franc-maçon. Je l’ai questionné, pas de réponse. J’aurais voulu boire de l’eau de sa source, il se tait. Une fois seulement il a parlé.

– Qu’a-t-il dit?

– Je lui demandais: «Alors, tout est permis?» Il fronça les sourcils: «Fiodor Pavlovitch, notre père, dit-il, était une crapule, mais il raisonnait juste.» Voilà ses paroles. C’est plus net que Rakitine.

– Oui, dit Aliocha avec amertume. Quand est-il venu?

– Nous y reviendrons. Je ne t’ai presque pas parlé d’Ivan jusqu’à présent. J’ai attendu jusqu’à la fin. Une fois la pièce terminée et le jugement prononcé, je te raconterai tout. Il y a une chose terrible, pour laquelle tu seras mon juge. Mais maintenant, plus un mot là-dessus. Tu parles du jugement de demain; le croirais-tu, je ne sais rien.

– Tu as parlé à cet avocat?

– Oui, mais à quoi bon? Je lui ai tout raconté. Un suave fripon de la capitale, un Bernard! Il ne croit pas un mot de ce que je lui dis. Il pense que je suis coupable, je le vois bien!» Alors, pourquoi êtes-vous venu me défendre?» lui ai-je demandé. Je me fiche de ces gens-là! Et les médecins voudraient me faire passer pour fou. Je ne le permettrai pas! Catherine Ivanovna veut remplir «son devoir» jusqu’au bout. Avec raideur! (Mitia eut un sourire amer.) Elle est cruelle comme une chatte. Elle sait que j’ai dit à Mokroïé qu’elle avait de «grandes colères»! On le lui a répété. Oui, les dépositions se sont multipliées à l’infini. Grigori maintient ses dires; il est honnête, mais sot. Il y a beaucoup de gens honnêtes par bêtise. C’est une idée de Rakitine. Grigori m’est hostile. Il vaudrait mieux avoir telle personne pour ennemi que pour ami. Je dis cela à propos de Catherine Ivanovna. J’ai bien peur qu’elle ne parle à l’audience du salut jusqu’à terre qu’elle me fît lorsque je lui prêtai les quatre mille cinq cents roubles! Elle voudra s’acquitter jusqu’au dernier sou. Je ne veux pas de ses sacrifices. J’en aurai honte à l’audience! Va la trouver, Aliocha, demande-lui de n’en pas parler. Serait-ce impossible? Tant pis, je le supporterai! Je ne la plains pas. C’est elle qui le veut. Le voleur n’aura que ce qu’il mérite. Je ferai un discours, Alexéi. (Il eut de nouveau un sourire amer.) Seulement… seulement, il y a Groucha, Seigneur! Pourquoi souffre-t-elle tant, maintenant? s’écria-t-il avec des larmes. Cela me tue de penser à elle. Elle était là, tantôt…

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