«Chez qui?
– Chez Agraféna Alexandrovna.
– Chez cette femme! Ah! c’est elle la cause de tout; d’ailleurs, je ne sais pas, on la dit maintenant irréprochable, c’est un peu tard. Il eût mieux valu que ce fût plus tôt, quand il le fallait; à quoi ça sert-il maintenant? Taisez-vous, Alexéi Fiodorovitch, car j’ai tant de choses à dire que je ne dirai, je crois, rien du tout. Cet affreux procès… Je ne manquerai pas d’y aller, je me prépare, on me portera dans un fauteuil, je peux rester assise, et vous savez que je figure parmi les témoins. Comment ferai-je pour parler? Je ne sais pas ce que je dirai. Il faut prêter serment, n’est-ce pas?
– Oui, mais je ne pense pas que vous puissiez paraître.
– Je peux rester assise; ah! vous m’embrouillez! Ce procès, cet acte sauvage, ces gens qui vont en Sibérie, ces autres qui se marient, et tout cela si vite, si vite, et finalement tout le monde vieillit et regarde vers la tombe. Après tout, tant pis, je suis fatiguée. Cette Katia, cette charmante personne [170], a déçu mon espoir; maintenant elle va accompagner un de vos frères en Sibérie, l’autre la suivra et s’établira dans la ville voisine, et tous se feront souffrir mutuellement. Cela me fait perdre la tête, surtout cette publicité; on en a parlé des milliers et des milliers de fois dans les journaux de Pétersbourg et de Moscou. Ah! oui, imaginez-vous qu’on me mêle à cette histoire, on prétend que j’étais… disons une «bonne amie» de votre frère, car je ne veux pas prononcer un vilain mot!
– C’est impossible! Où a-t-on écrit cela?
– Je vais vous faire voir. Tenez, c’est dans un journal de Pétersbourg, que j’ai reçu hier, Sloukhi, «les Bruits». Ces «Bruits» paraissent depuis quelques mois; et comme j’aime beaucoup les bruits, je m’y suis abonnée, et me voici bien servie en fait de bruits. C’est ici, à cet endroit, tenez, lisez.»
Et elle tendit à Aliocha un journal qui se trouvait sous l’oreiller.
Elle n’était pas affectée, mais comme abattue, et, en effet, tout s’embrouillait peut-être dans sa tête. L’entrefilet était caractéristique et devait assurément l’impressionner; mais, par bonheur, elle était alors incapable de se concentrer sur un point et pouvait dans un instant oublier même le journal et passer à autre chose. Quant au retentissement de cette triste affaire dans la Russie entière, Aliocha le connaissait depuis longtemps, et Dieu sait les nouvelles bizarres qu’il avait eu l’occasion de lire depuis deux mois, parmi d’autres véridiques, sur son frère, sur les Karamazov, et sur lui-même. On disait même dans un journal qu’effrayé par le crime de son frère, il s’était fait moine et reclus; ailleurs, on démentait ce bruit en affirmant, au contraire, qu’en compagnie du starets Zosime, il avait fracturé la caisse du monastère et pris la fuite. L’entrefilet paru dans le journal Sloukhi était intitulé: «On nous écrit de Skotoprigonievsk [171] (hélas! ainsi s’appelle notre petite ville, je l’ai caché longtemps) à propos du procès Karamazov.» Il était court et le nom de Mme Khokhlakov n’y figurait pas. On racontait seulement que le criminel qu’on s’apprêtait à juger avec une telle solennité, capitaine en retraite, d’allures insolentes, fainéant et partisan du servage, avait des intrigues amoureuses, influençait surtout «quelques dames à qui leur solitude pesait». L’une d’elles, «une veuve qui s’ennuyait» et affectait la jeunesse, bien que mère d’une grande fille s’était amourachée de lui au point de lui offrir, deux heures avant le crime, trois mille roubles pour partir en sa compagnie aux mines d’or. Mais le scélérat avait mieux aimé tuer son père pour lui voler ces trois mille roubles, comptant sur l’impunité, que promener en Sibérie les charmes quadragénaires de la dame. Cette correspondance badine se terminait, comme il convient, par une noble indignation contre l’immoralité du parricide et du servage. Après avoir lu avec curiosité, Aliocha plia la feuille qu’il rendit à Mme Khokhlakov.
«Eh bien! n’est-ce pas moi? C’est moi, en effet, qui, une heure auparavant, lui ai conseillé les mines d’or, et tout à coup…» des charmes quadragénaires»! Mais était-ce dans ce dessein? Il l’a fait exprès. Que le Souverain Juge lui pardonne cette calomnie comme je la lui pardonne moi-même, mais c’est… savez-vous qui? C’est votre ami Rakitine.
– Peut-être, fit Aliocha, bien que je n’aie rien entendu dire à ce sujet.
– C’est lui, sans aucun doute! Car je l’ai chassé!… Vous connaissez donc cette histoire?
– Je sais que vous l’avez prié de cesser ses visites à l’avenir, mais pour quelle raison au juste, je ne l’ai pas su… par vous tout au moins.
– Vous l’avez donc appris par lui! Alors, il déblatère contre moi?
– Oui; il déblatère contre tout le monde, d’ailleurs. Mais lui non plus ne m’a pas dit pourquoi vous l’aviez congédié! Du reste, je le rencontre fort rarement. Nous ne sommes pas amis.
– Eh bien, je vais tout vous raconter et, malgré tout, je me repens, parce qu’il y a un point sur lequel je suis peut-être coupable moi-même. Un point tout à fait insignifiant, d’ailleurs. Voyez, mon cher (Mme Khokhlakov prit un air enjoué, eut un sourire énigmatique), voyez-vous, je soupçonne… pardonnez-moi, je vous parle comme une mère… Oh! non, non, au contraire, je m’adresse à vous comme à mon père… car la mère n’a rien à voir ici… Enfin, c’est égal, comme au starets Zosime en confession, et c’est tout à fait juste: je vous ai appelé tout à l’heure ascète… Eh bien, voilà, ce pauvre jeune homme, votre ami Rakitine (mon Dieu je ne puis me fâcher contre lui), bref, cet étourdi, figurez-vous qu’il s’avisa, je crois, de s’amouracher de moi. Je ne m’en aperçus que par la suite, mais au début, c’est-à-dire il y a un mois, il vint me voir plus souvent, presque tous les jours, car nous nous connaissions auparavant. Je ne me doutais de rien… et tout à coup, ce fut comme un trait de lumière. Vous savez qu’il y a deux mois j’ai commencé à recevoir ce gentil et modeste jeune homme, Piotr Ilitch Perkhotine, qui est fonctionnaire ici. Vous l’avez rencontré plus d’une fois. N’est-ce pas qu’il a du mérite, qu’il est toujours bien mis, et, en général, j’aime la jeunesse, Aliocha, quand elle a de la modestie, du talent, comme vous; c’est presque un homme d’État, il parle fort bien, je le recommanderai à qui de droit. C’est un futur diplomate. Dans cette affreuse journée, il m’a presque sauvée de la mort en venant me trouver la nuit. Quant à votre ami Rakitine, il s’amène toujours avec ses gros souliers qu’il traîne sur le tapis… Bref, il se mit à faire des allusions; une fois, en parlant, il me serra la main très fort. C’est depuis ce moment que j’ai mal au pied. Il avait déjà rencontré Piotr Ilitch chez moi, et le croiriez-vous, il le dénigrait sans cesse, s’acharnait contre lui je ne sais pourquoi. Je me contentais de les observer tous les deux, pour voir comment ils s’arrangeraient, tout en riant à part moi. Un jour que je me trouvais seule, assise ou plutôt déjà étendue, Mikhaïl Ivanovitch vint me voir et, imaginez-vous, m’apporta des vers fort courts, où il décrivait mon pied malade. Attendez, comment est-ce?…
«Ce petit pied charmant
Est un peu souffrant»…