«Pille!» cria Kolia, et, en un clin d’œil, le morceau passa du museau de Carillon dans sa gueule.
Le public, bien entendu, exprima une vive admiration.
«Est-il possible que vous ayez tant tardé uniquement pour dresser le chien? s’exclama Aliocha d’un ton de reproche involontaire.
– Tout juste, s’écria Kolia avec ingénuité. Je voulais le montrer dans tout son éclat.
– Carillon! Carillon! cria Ilioucha en faisant claquer ses doigts frêles, pour attirer le chien.
– À quoi bon! Qu’il saute plutôt lui-même sur ton lit. Ici, Carillon!»
Kolia frappa sur le lit et Carillon s’élança comme une flèche vers Ilioucha. Celui-ci prit la tête à deux mains, en échange de quoi Carillon lui lécha aussitôt la joue. Ilioucha se serra contre lui, s’étendit sur le lit, se cacha la figure dans la toison épaisse.
«Mon Dieu, mon Dieu!» s’exclama le capitaine.
Kolia s’assit de nouveau sur le lit d’Ilioucha.
«Ilioucha, je vais te montrer encore quelque chose. Je t’ai apporté un petit canon. Te souviens-tu, je t’en ai parlé une fois et tu m’as dit: «Ah! comme je voudrais le voir!» Eh bien! je l’ai apporté.»
Et Kolia tira à la hâte de son sac le petit canon de bronze. Il se dépêchait parce qu’il était lui-même très heureux. Une autre fois, il eût attendu que l’effet produit par Carillon fût passé, mais maintenant il se hâtait, au mépris de toute retenue: «Vous êtes déjà heureux, eh bien, voilà encore du bonheur!» Lui-même était ravi.
«Il y a longtemps que je lorgnais ceci chez le fonctionnaire Morozov, à ton intention, vieux, à ton intention. Il ne s’en servait pas, ça lui venait de son frère, je l’ai échangé contre un livre de la bibliothèque de papa: le Cousin de Mahomet ou la Folie salutaire [164]. C’est une œuvre libertine d’il y a cent ans, quand la censure n’existait pas encore à Moscou. Morozov est amateur de ces choses-là. Il m’a même remercié…»
Kolia tenait le canon à la main, de sorte que tout le monde pouvait le voir et l’admirer. Ilioucha se souleva et, tout en continuant à étreindre Carillon de la main droite, il contemplait le jouet avec délices. L’effet atteignit son comble lorsque Kolia déclara qu’il avait aussi de la poudre et qu’on pouvait tirer, «si toutefois cela ne dérange pas les dames!» «Maman» demanda qu’on la laissât regarder le jouet de plus près, ce qui fut fait aussitôt. Le petit canon de bronze muni de roues lui plut tellement qu’elle se mit à le faire rouler sur ses genoux. Comme on lui demandait la permission de tirer, elle y consentit aussitôt, sans comprendre, d’ailleurs, de quoi il s’agissait. Kolia exhiba la poudre et la grenaille. Le capitaine, en qualité d’ancien militaire, s’occupa de la charge, versa un peu de poudre, priant de réserver la grenaille pour une autre fois. On mit le canon sur le plancher, la gueule tournée vers un espace libre; on introduisit dans la lumière quelques grains de poudre et on l’enflamma avec une allumette. Le coup partit très bien.» Maman» avait tressailli, mais se mit aussitôt à rire. Les enfants regardaient dans un silence solennel, le capitaine surtout exultait en regardant Ilioucha. Kolia releva le canon, et en fit cadeau sur-le-champ à Ilioucha, ainsi que de la poudre et de la grenaille.
«C’est pour toi, pour toi! Je l’ai préparé depuis longtemps à ton intention, répéta-t-il au comble du bonheur.
– Ah! donnez-le-moi, plutôt, donnez-le-moi», demanda tout à coup «maman» d’une voix d’enfant.
Elle avait l’air inquiet, appréhendant un refus. Kolia se troubla. Le capitaine s’agita.
«Petite mère, le canon est à toi, mais Ilioucha le gardera parce qu’on le lui a donné; c’est la même chose, Ilioucha te laissera toujours jouer avec, il sera à vous deux…
– Non, je ne veux pas qu’il soit à nous deux, mais à moi seule et non à Ilioucha, continua la maman, prête à pleurer.
– Maman, prends-le, le voici, prends-le! cria Ilioucha. Krassotkine, puis-je le donner à maman?» Et il se tourna d’un air suppliant vers Krassotkine, comme s’il craignait de l’offenser en donnant son cadeau à un autre.
«Mais certainement!» consentit aussitôt Krassotkine, qui prit le canon des mains d’Ilioucha, et le remit lui-même à «maman», en s’inclinant avec une révérence polie. Elle en pleura d’attendrissement.
«Ce cher Ilioucha, il aime bien sa maman! s’écria-t-elle, touchée, et elle se mit de nouveau à faire rouler le jouet sur ses genoux.
– Maman, je vais te baiser la main, dit son époux en passant aussitôt des paroles aux actes.
– Le plus gentil jeune homme, c’est ce bon garçon, dit la dame reconnaissante, en désignant Krassotkine.
– Quant à la poudre, Ilioucha, je t’en apporterai autant que tu voudras. Nous fabriquons maintenant la poudre nous-mêmes. Borovikov a appris la composition: prendre vingt-quatre parties de salpêtre, dix de soufre, six de charbon de bouleau; piler le tout ensemble; verser de l’eau; en faire une pâte; la faire passer à travers une peau d’âne; voilà comme on obtient de la poudre.
– Smourov m’a déjà parlé de votre poudre, mais papa dit que ce n’est pas de la vraie», fit observer Ilioucha.
Kolia rougit.
«Comment, pas de la vraie? Elle brûle. D’ailleurs, je ne sais pas…
– Ça ne fait rien, fit le capitaine, gêné. J’ai bien dit que la vraie poudre a une autre composition, mais on peut aussi en fabriquer comme ça.
– Vous savez ça mieux que moi. Nous avons mis le feu à notre poudre dans un pot à pommade en pierre, elle a très bien brûlé, il n’est resté qu’un peu de suie. Et ce n’était que de la pâte, tandis que si on fait passer à travers une peau… D’ailleurs, vous vous y connaissez mieux que moi… Sais-tu que le père de Boulkine l’a fouetté à cause de notre poudre? demanda-t-il à Ilioucha.
– Je l’ai entendu dire, répondit Ilioucha, qui ne se lassait pas d’écouter Kolia.
– Nous avions préparé une bouteille de poudre, il la tenait sous le lit. Son père l’a vue. Elle peut faire explosion, a-t-il dit, et il l’a fouetté sur place. Il voulait se plaindre de moi au collège. Maintenant, défense de me fréquenter, à lui, à Smourov, à tous; ma réputation est faite, je suis un «casse-cou», déclara-t-il avec un sourire méprisant. Ça a commencé depuis l’affaire du chemin de fer.
– Votre prouesse est venue jusqu’à nous, s’exclama le capitaine. Est-ce que vraiment vous n’aviez pas du tout peur quand le train a passé sur vous? Ce devait être effrayant?»
Le capitaine s’ingéniait à flatter Kolia.
«Pas particulièrement! fit celui-ci d’un ton négligent. C’est surtout cette maudite oie qui a forgé ma réputation», reprit-il en se tournant vers Ilioucha.
Mais bien qu’il affectât un air dégagé, il n’était pas maître de lui et ne trouvait pas le ton juste.