– As-tu remarqué, Smourov, qu’au milieu de l’hiver, avec quinze ou même dix-huit degrés, le froid paraît moins vif que maintenant, au début, lorsqu’il gèle tout à coup à douze degrés et qu’il y a encore peu de neige? Cela signifie que les gens n’y sont pas encore habitués. Chez eux, tout est habitude, dans tout, même en politique… Ce qu’il est drôle, ce croquant!»
Kolia désigna un paysan de haute taille, en touloupe [163], à l’air bonasse, qui, à côté de sa charrette, se réchauffait en frappant ses mains l’une contre l’autre dans ses mitaines. Sa barbe était couverte de givre.
«Ta barbe est gelée, mon brave, dit Kolia à haute voix et sur un ton taquin, en passant à côté de lui.
– Il y en a bien d’autres de gelées, répliqua l’homme sentencieusement.
– Ne le taquine pas, supplia Smourov.
– Ça ne fait rien, il ne se fâchera pas, c’est un brave homme. Adieu, Mathieu.
– Adieu.
– T’appelles-tu Mathieu pour de bon?
– Mais oui. Tu ne le savais pas?
– Non; j’ai dit ça au hasard.
– Voyez-vous ça! Tu es peut-être écolier?
– Tout juste.
– Est-ce qu’on te fouette?
– Bien sûr.
– Fort?
– Ça arrive.
– La vie n’est pas gaie, soupira le bonhomme de tout son cœur.
– Adieu, Mathieu.
– Adieu. Tu es un gentil petit gars.»
Les deux garçons continuèrent leur chemin.
«C’est un bon type, dit Kolia à Smourov. J’aime à parler au peuple, à lui rendre justice.
– Pourquoi lui as-tu fait croire qu’on nous fouettait? demanda Smourov.
– Pour lui faire plaisir.
– Comment ça?
– Vois-tu, Smourov, je n’aime pas qu’on insiste, quand on ne comprend pas au premier mot. Il y a des choses impossibles à expliquer. Dans l’idée du bonhomme, on doit fouetter les écoliers; qu’est-ce qu’un écolier qu’on ne fouette pas? Et si je lui dis que non, ça lui fera de la peine. D’ailleurs, tu ne peux pas comprendre ça. Il faut savoir parler au peuple.
– Seulement, pas de taquineries, je t’en prie, ça ferait encore une histoire, comme avec cette oie.
– Tu as peur?
– Garde-t’en bien, Kolia, en vérité, j’ai peur. Mon père serait furieux. On m’a expressément défendu de sortir avec toi.
– N’aie crainte, cette fois il n’arrivera rien. Bonjour, Natacha, cria-t-il à une marchande.
– Natacha? C’est Marie, que je m’appelle, glapit la marchande, une femme encore jeune.
– Va pour Marie. C’est un beau nom! Adieu, Marie.
– Ah, le polisson! C’est pas plus haut qu’une botte, et de quoi que ça se mêle!
– Je n’ai pas le temps, tu me conteras ça dimanche prochain, fit Kolia en gesticulant, comme si c’était elle qui l’importunait.
– Et qu’est-ce que je te raconterai dimanche prochain? C’est toi qui m’as cherché chicane, espèce de morveux! Tu mérites une bonne fessée, on te connaît, garnement!»
Un rire s’éleva parmi les marchandes voisines de Marie, quand tout à coup surgit d’une arcade un individu excité, l’air d’un commis de boutique, d’ailleurs étranger à notre ville, vêtu d’un caftan à longues basques, coiffé d’une casquette à visière, encore jeune, les cheveux châtains bouclés, le visage pâle et grêlé. Il paraissait agité sans savoir pourquoi et se mit aussitôt à menacer Kolia du poing.
«J’te connais, hurlait-il, j’te connais!»
Kolia le dévisagea. Il ne se souvenait pas de s’être chamaillé avec cet homme; d’ailleurs il avait eu trop souvent des altercations dans la rue pour se les rappeler toutes.
«Tu me connais? demanda-t-il ironiquement.
– J’te connais, j’te connais! rabâchait l’individu.
– Tu as bien de la chance. Mais je suis pressé, adieu!
– T’as pas fini de faire l’insolent? J’te connais, mon gars.
– Si je fais l’insolent, l’ami, ce n’est pas ton affaire! proféra Kolia en s’arrêtant, les yeux toujours fixés sur lui.
– Comment ça?
– Comme ça.
– De qui que c’est l’affaire, alors? Dis voir…
– De Tryphon Nikititch.
– De qui?»
Le gars, toujours échauffé, fixa Kolia d’un air stupide. Celui-ci le toisa gravement.
«Es-tu allé à l’église de l’Ascension? demanda-t-il sur un ton impérieux.
– Où ça? Pour quoi faire? Non, j’y suis point allé, fit le gars déconcerté.
– Connais-tu Sabanéiev? dit Kolia sur le même ton.
– Sabanéiev? Non, j’le connais point.
– Alors va te faire fiche! trancha Kolia, qui tournant à droite, s’éloigna d’un pas rapide, comme dédaignant de parler à un nigaud qui ne connaissait même pas Sabanéiev.
– Attends voir! Quel Sabanéiev? se ravisa le gars, de nouveau agité. De qui parlait-il?» demanda-t-il aux marchandes, en les regardant d’un air hébété.
Les bonnes femmes éclatèrent de rire.
«Il est futé, ce gamin, fit l’une d’elle.
– De quel Sabanéiev parlait-il? s’acharnait à répéter le gars en gesticulant.
– Ça doit être le Sabanéiev qui travaillait chez les Kouzmitchev, voilà ce qui en est», conjectura une bonne femme.
Le gars la considéra avec effarement.
«Kouz-mi-tchev? reprit une autre. Alors, c’est pas Tryphon, c’est Kouzma qu’il s’appelle. Mais le petit gars a dit Tryphon Nikitich; c’est pour sûr pas lui.
– Non, c’est pas Tryphon et c’est pas non plus Sabanéiev, c’est Tchijov, intervint une troisième marchande, qui avait écouté sérieusement, Alexéi Ivanovitch Tchijov.
– T’as raison, c’est Tchijov», confirma une quatrième.
Le gars abasourdi regardait tantôt l’une, tantôt l’autre.
«Mais pourquoi qu’il m’a demandé ça, dites voir, mes bonnes gens? s’exclama-t-il presque désespéré.» Connais-tu Sabanéiev?» Qui diable que ça peut bien être, Sabanéiev?
– T’as la tête dure, on te dit que c’est pas Sabanéiev, mais Tchijov, Alexéi Ivanovitch, comprends-tu? dit gravement une marchande.