Na miejsca, panowie! [136] s’écria pan Wrublewski.
– Je ne veux plus jouer, déclara Kalganov, j’ai déjà perdu cinquante roubles tout à l’heure.
– Le pan a été malheureux, mais la chance peut tourner, insinua le pan à la pipe.
– Combien y a-t-il en banque? demanda Mitia.
– Slucham, pante, moze sto, moze dwiescie [137], autant que tu voudras ponter.
– Un million! dit Mitia en riant.
– Le capitaine a peut-être entendu parler de pan Podwysocki?
– Quel Podwysocki?
– À Varsovie, la banque tient tous les enjeux. Survint Podwysocki, il voit des milliers de pièces d’or, il ponte. Le banquier dit: Panie Podwysocki, joues-tu avec de l’or, ou na honor? [138] – Na honor, panie, dit Podwysocki. – Tant mieux. Le banquier coupe, Podwysocki ramasse les pièces d’or. «Attends, panie», dit le banquier. Il ouvre un tiroir et lui donne un million: «Prends, voilà ton compte!» La banque était d’un million. – «Je l’ignorais, dit Podwysocki. – Panie Podwysocki, fit le banquier, nous avons joué tous les deux na honor.» Podwysocki prit le million.
– Ce n’est pas vrai, dit Kalganov.
– Panie Kalganov, w slachetnoj kompanji tak mowic nieprzystoi [139].
– Comme si un joueur polonais allait donner comme ça un million! s’exclama Mitia, mais il se reprit aussitôt. Pardon, panie, j’ai de nouveau tort, certainement, il donnera un million na honor, l’honneur polonais. Voici dix roubles sur le valet.
– Et moi un rouble sur la dame de cœur, la jolie petite panienka, déclara Maximov, et, comme pour la dissimuler aux regards, il s’approcha de la table et fit dessus un signe de croix.
Mitia gagna, le rouble aussi.
«Je double! cria Mitia.
– Et moi, encore un petit rouble, un simple petit rouble, murmura béatement Maximov, enchanté d’avoir gagné.
– Perdu! cria Mitia. Je double!»
Il perdit encore.
«Arrêtez-vous», dit tout à coup Kalganov.
Mitia doublait toujours sa mise, mais perdait à chaque coup. Et les «petits roubles» gagnaient toujours.
«Tu as perdu deux cents roubles, panie. Est-ce que tu pontes encore? demanda le pan à la pipe.
– Comment, déjà deux cents? Soit, encore deux cents!»
Mitia allait poser les billets sur la dame, lorsque Kalganov la couvrit de sa main.
«Assez! cria-t-il de sa voix sonore.
– Qu’avez-vous? fit Mitia.
– Assez, je ne veux pas! Vous ne jouerez plus.
– Pourquoi?
– Parce que. Cessez, allez-vous-en! Je ne vous laisserai plus jouer.»
Mitia le regardait avec étonnement.
«Laisse, Mitia, il a peut-être raison; tu as déjà beaucoup perdu», proféra Grouchegnka d’un ton singulier.
Les deux panowie se levèrent, d’un air très offensé.
– Zartujesz, panie? [140] fit le plus petit en fixant sévèrement Kalganov.
– Jak pan smisz to robic? [141] s’emporta à son tour Wrublewski.
– Pas de cris, pas de cris! Ah! les coqs d’Inde!» s’écria Grouchegnka.
Mitia les regardait tous à tour de rôle; il lut sur le visage de Grouchegnka une expression qui le frappa, en même temps qu’une idée nouvelle et étrange lui venait à l’esprit.
«Pani Agrippina!» commença le petit pan rouge de colère.
Tout à coup, Mitia s’approcha de lui et le frappa à l’épaule.
– Jasnie Wielmozny, deux mots.
– Czego checs, panie? [142]
– Passons dans la pièce voisine, je veux te dire deux mots qui te feront plaisir.»
Le petit pan s’étonna et regarda Mitia avec appréhension; mais il consentit aussitôt, à condition que pan Wrublewski l’accompagnerait.
«C’est ton garde du corps? Soit, qu’il vienne aussi, sa présence est d’ailleurs nécessaire… Allons, panowie!
– Où allez-vous? demanda Grouchegnka inquiète.
– Nous reviendrons dans un instant», répondit Mitia.
Son visage respirait la résolution et le courage, il avait un tout autre air qu’une heure auparavant, à son arrivée. Il conduisit les panowie non dans la pièce à droite où se rassemblait le chœur, mais dans une chambre à coucher, encombrée de malles, de coffres, avec deux grands lits et une montagne d’oreillers. Dans un coin, une bougie brûlait sur une petite table. Le pan et Mitia s’y installèrent vis-à-vis l’un de l’autre, pan Wrublewski à côté d’eux, les mains derrière le dos. Les Polonais avaient l’air sévère, mais intrigué.
«Czem mogie panu sluz yc? [143] murmura le plus petit.
– Je serai bref, panie; voici de l’argent – il exhiba sa liasse -, si tu veux trois mille roubles, prends-les et va-t’en.»
Le pan le regardait attentivement.
«Trz y tysiace, panie?» [144] Il échangea un coup d’œil avec Wrublewski.
– Trois mile, panowie, trois mille! Écoute, je vois que tu es un homme avisé. Prends trois mille roubles et va-t’en au diable avec Wrublewski, entends-tu? Mais tout de suite, à l’instant même et pour toujours! Tu sortiras par cette porte. Je te porterai ton pardessus ou ta pelisse. On attellera pour toi une troïka, et bonsoir, hein?»
Mitia attendait la réponse avec assurance. Le visage du pan prit une expression des plus décidées.
«Et les roubles?
– Voici, panie: cinq cents roubles d’arrhes, tout de suite et deux mille cinq cents demain à la ville. Je jure sur l’honneur que tu les auras, fallût-il les prendre sous terre!»