– » Pan polskiej pani nie widzial [121]», et dit des choses qui ne sont pas, déclara le pan à la pipe.
– Mais j’ai été marié à une Polonaise, répliqua en riant Maximov.
– Oui, mais avez-vous servi dans la cavalerie? C’est d’elle que vous parliez. Êtes-vous cavalier? intervint Kalganov.
– Ah! oui, est-il cavalier? Ha! ha! cria Mitia qui était tout oreilles et fixait chaque interlocuteur comme s’il en attendait des merveilles.
– Non, voyez-vous, dit Maximov en se tournant vers lui, je veux parler de ces panienki, qui, dès qu’elles ont dansé une mazurka avec un de nos uhlans, sautent sur ses genoux comme des chattes blanches sous les yeux et avec le consentement de père et mère… Le lendemain, le uhlan va faire sa demande en mariage… et le tour est joué… hi! hi!
– Pan lajdak [122]», grommela le pan à la haute taille en croisant les jambes.
Mitia ne remarqua que son énorme botte cirée à la semelle épaisse et sale. D’ailleurs, les deux Polonais avaient une tenue plutôt malpropre.
«Bon, un misérable! Pourquoi des injures? dit Grouchegnka irritée.
– Pani Agrippina, le pan n’a connu en Pologne que des filles de basse condition, et non des jeunes filles nobles.
– Mozesz a to rachowac [123], fit dédaigneusement le pan aux longues jambes.
– Encore! Laissez-le parler! Pourquoi empêcher les gens de parler? Il dit des choses amusantes, répliqua Grouchegnka.
– Je n’empêche personne, pani», fit observer le pan à la perruque avec un regard expressif; après quoi il se remit à fumer.
Kalganov s’échauffa de nouveau comme s’il s’agissait d’une affaire importante.
«Non, non, le pan a dit vrai. Maximov n’est pas allé en Pologne, comment peut-il en parler? Vous ne vous êtes pas marié en Pologne?
– Non, c’est dans la province de Smolensk. Ma future y avait d’abord été amenée par un uhlan, escortée de sa mère, d’une tante et d’une parente avec un grand fils, des Polonais pur sang… et il me l’a cédée. C’était un lieutenant, un fort gentil garçon. Il voulait d’abord l’épouser, mais il y renonça, car elle était boiteuse…
– Alors vous avez épousé une boiteuse? s’exclama Kalganov.
– Oui. Tous deux me dissimulèrent la chose. Je croyais qu’elle sautillait… et que c’était de joie…
– La joie de vous épouser? cria Kalganov d’une voix sonore.
– Parfaitement. Mais c’était pour une cause toute différente. Une fois mariés, le même soir, elle m’avoua tout et me demanda pardon. En sautant une mare, dans son enfance, elle s’était estropiée, hi! hi!»
Kalganov éclata d’un rire enfantin et se laissa tomber sur le canapé. Grouchegnka riait aussi. Mitia était au comble du bonheur.
«Il ne ment plus maintenant, dit Kalganov à Mitia. Il a été marié deux fois, c’est de sa première femme qu’il parle; la seconde s’est enfuie et vit encore, le saviez-vous?
– Vraiment? dit Mitia en se tournant vers Maximov d’un air fort surpris.
– Oui, j’ai eu ce désagrément, elle s’est sauvée avec un Moussié. Elle avait, au préalable, fait transférer mon bien à son nom.» Tu es un homme instruit, me dit-elle, tu trouveras toujours de quoi manger.» Puis elle m’a planté là. Un respectable ecclésiastique m’a dit un jour à ce sujet: «Si ta première femme boitait, la seconde avait le pied par trop léger.» Hi! hi!
– Savez-vous, dit vivement Kalganov, que s’il ment, c’est uniquement pour faire plaisir; il n’y a là nulle bassesse. Il m’arrive par instants de l’aimer. Il est vil, mais avec franchise. Qu’en pensez-vous? Un autre s’avilit par intérêt, mais lui, c’est par naturel… Par exemple, il prétend que Gogol l’a mis en scène dans les Âmes mortes [124]. Vous vous rappelez, on y voit le propriétaire foncier Maximov fouetté par Nozdriov, qui est poursuivi «pour offense personnelle au propriétaire Maximov, avec des verges, en état d’ivresse». Il prétend que c’est de lui qu’il s’agit et qu’on l’a fouetté. Est-ce possible? Tchitchikov voyageait vers 1830, au plus tard, de sorte que les dates ne concordent pas. Il n’a pu être fouetté, à cette époque.»
L’excitation de Kalganov, difficile à expliquer, n’en était pas moins sincère. Mitia prenait franchement son parti.
«Après tout, si, on l’a fouetté! dit-il en riant.
– Ce n’est pas qu’on m’ait fouetté, mais comme ça, intervint Maximov.
– Qu’entends-tu par «comme ça»? As-tu été fouetté, oui ou non?
- Ktora godzina, panie [125]? demanda d’un air d’ennui le pan à la pipe au pan aux longues jambes.
Celui-ci haussa les épaules; aucun d’eux n’avait de montre.
«Laissez donc parler les autres! Si vous vous ennuyez, ce n’est pas une raison pour imposer silence à tout le monde», fit Grouchegnka d’un air agressif.
Mitia commençait à comprendre. Le pan répondit cette fois avec une irritation visible.
«Panie, ja nic nie mowie przeciw, nic nie powiedzilem» [126].
– C’est bien, continue, cria-t-elle à Maximov. Pourquoi vous taisez-vous tous?
– Mais il n’y a rien à raconter, ce sont des bêtises, reprit Maximov avec satisfaction et en minaudant un peu; dans Gogol, tout cela est allégorique, car ses noms sont tous symboliques: Nozdriov ne s’appelait pas Nozdriov, mais Nossov; quant à Kouvchinnikov, ça ne ressemble pas du tout, car il avait nom Chkvorniez. Fénardi s’appelait bien ainsi, seulement ce n’était pas un Italien, mais un Russe, Pétrov; mam’selle Fénardi était jolie dans son maillot, sa jupe de paillettes courtes, et elle a bien pirouetté, mais pas quatre heures, seulement quatre minutes… et enchanté tout le monde.
– Mais pourquoi t’a-t-on fouetté? hurla Kalganov.
– À cause de Piron, répondit Maximov.
– Quel Piron? dit Mitia.
– Mais le célèbre écrivain français Piron. Nous avions bu, en nombreuse compagnie, dans un cabaret, à cette même foire. On m’avait invité, et je me mis à citer des épigrammes: «C’est toi, Boileau, quel drôle de costume!» Boileau répond qu’il va au bal masqué, c’est-à-dire au bain, hi! hi! et ils prirent cela pour eux. Et moi d’en citer vite une autre, mordante et bien connue des gens instruits: