On roulait depuis une heure environ. Mitia se taisait et André, garçon bavard pourtant, n’avait pas dit un mot, comme s’il craignait de parler, se bornant à stimuler ses chevaux bais, efflanqués, mais fringants. Soudain, Mitia s’écria avec une vive inquiétude:
«André, et s’ils dorment?»
Jusqu’alors, il n’y avait pas songé.
«Ça se pourrait bien, Dmitri Fiodorovitch.»
Mitia fronça les sourcils: il accourait avec de tels sentiments… et on dormait… elle aussi, peut-être avec lui… La colère bouillonna dans son cœur.
«Fouette, André, vivement!
– Peut-être qu’ils ne sont pas encore couchés, suggéra André après un silence. Tout à l’heure, Timothée disait qu’y avait comme ça nombreuse compagnie.
– Au relais?
– Non, à l’auberge, chez les Plastounov.
– Je sais. Comment, une nombreuse compagnie? Qui est-ce?»
Cette nouvelle inattendue inquiétait fort Mitia.
«D’après Timothée, ce sont tous des messieurs: deux de la ville, j’ignore lesquels, puis deux étrangers, et peut-être encore un autre. Paraît qu’ils jouent aux cartes.
– Aux cartes?
– Alors peut-être bien qu’ils ne dorment pas encore. Il doit être onze heures, au plus.
– Fouette, André, fouette, répéta nerveusement Mitia.
– Je vous demanderais bien quelque chose, monsieur, reprit André au bout d’un moment, si je ne craignais point de vous fâcher.
– Que veux-tu?
– Tout à l’heure, Fédossia Marcovna vous a supplié à genoux de ne pas faire de mal à sa maîtresse et encore à un autre… Alors, n’est-ce pas, comme je vous conduis là-bas… Pardonnez-moi, monsieur, par conscience, j’ai peut-être bien dit une sottise.»
Mitia le prit brusquement par les épaules.
«Tu es voiturier, n’est-ce pas?
– Oui.
– Alors, tu sais qu’il faut laisser le chemin libre. Parce qu’on est cocher, a-t-on le droit d’écraser le monde pour passer? Non, cocher, il ne faut pas écraser le monde, il ne faut pas gâter la vie d’autrui; si tu l’as fait, si tu as brisé la vie de quelqu’un, châtie-toi, disparais!»
Mitia parlait au comble de l’exaltation. André, malgré son étonnement, poursuivit la conversation.
«C’est vrai, Dmitri Fiodorovitch, vous avez raison, il ne faut tourmenter personne, les bêtes non plus, ce sont aussi des créatures du bon Dieu. Les chevaux, par exemple, y a des cochers qui les brutalisent sans raison; rien ne les arrête; ils vont un train d’enfer.
– En enfer, interrompit Mitia avec un brusque éclat de rire. André, âme simple, dis-moi, demanda-t-il en le saisissant de nouveau par les épaules, d’après toi, Dmitri Fiodorovitch Karamazov ira-t-il en enfer, oui ou non?
– Je ne sais pas, cela dépend de vous… Voyez-vous, monsieur, quand le Fils de Dieu mourut sur la croix, il alla droit en enfer et délivra tous les damnés. Et l’enfer gémit à la pensée qu’il ne viendrait plus de pécheurs. Notre Seigneur dit alors à l’enfer: «Ne gémis pas, enfer, tu hébergeras des grands seigneurs, des ministres, des juges, des richards, et tu seras de nouveau rempli comme tu le fus toujours, jusqu’à ce que je revienne.» Telles furent ses paroles…
– Voilà une belle légende populaire! Fouette le cheval de gauche, André!
– Voilà, monsieur, ceux à qui l’enfer est destiné; quant à vous, nous vous regardons comme un petit enfant… Vous avez beau être violent, le Seigneur vous pardonnera à cause de votre simplicité.
– Et toi, André, me pardonnes-tu?
– Moi? Mais vous ne m’avez rien fait.
– Non, pour tous, toi seul, pour les autres, maintenant, sur la route, me pardonnes-tu? Parle, âme simple!
– Oh! monsieur, comme vous parlez drôlement! Savez-vous que vous me faites peur!»
Mitia n’entendit pas. Il priait avec exaltation.
«Seigneur, reçois-moi dans mon iniquité, mais ne me juge pas. Laisse-moi entrer sans jugement, car je me suis condamné moi-même, ne me juge pas, car je t’aime, mon Dieu! Je suis vil, mais je t’aime: en enfer même, si tu m’y envoies, je proclamerai mon amour pour l’éternité. Mais laisse-moi achever d’aimer… ici-bas… encore cinq heures, jusqu’au lever de ton soleil… Car j’aime la reine de mon âme, je ne puis m’empêcher de l’aimer. Tu me vois tout entier. Je tomberai à genoux devant elle… «Tu as raison, lui dirai-je, de poursuivre ton chemin… Adieu, oublie ta victime, n’aie aucune inquiétude!»
«Mokroïé!» cria André, en montrant le village de son fouet.
À travers l’obscurité blême apparaissait la masse noire des constructions qui s’étendaient sur un espace considérable. Le bourg de Mokroïé comptait deux mille âmes, mais à cette heure tout dormait; seules de rares lumières trouaient l’ombre.
«Vite, André, vite, j’arrive, s’écria Mitia, comme en délire.
– On ne dort pas! fit de nouveau André en désignant l’auberge des Plastounov située à l’entrée et dont les six fenêtres sur la rue étaient éclairées.
– On ne dort pas! Fais du bruit, André, va au galop, fais tinter les grelots. Que tout le monde sache qui arrive! C’est moi, moi en personne!» s’exclama Mitia de plus en plus excité.
André mit sa troïka au galop et arriva avec fracas au bas du perron, où il arrêta l’attelage fourbu. Mitia sauta à terre. Juste à ce moment, le patron de l’auberge, prêt à se coucher, eut la curiosité de regarder qui arrivait à cette allure.
«Tryphon Borissytch, c’est toi?»
Le patron se pencha, regarda, descendit vivement, obséquieux et enchanté.
«Dmitri Fiodorovitch, vous voici de nouveau?»
Ce Tryphon Borissytch était un gaillard trapu, robuste, dont le visage un peu bouffi affectait avec les moujiks de Mokroïé des airs implacables, mais savait prendre l’expression la plus obséquieuse quand il flairait une aubaine. Il portait la blouse russe à col rabattu et avait du foin dans ses bottes, mais ne songeait qu’à s’élever encore. Il tenait la moitié des paysans dans ses griffes. Il louait de la terre aux gros propriétaires, en achetait même et la faisait travailler par les pauvres diables en amortissement de leur dette, dont ils ne pouvaient jamais se libérer. Sa défunte moitié lui avait laissé quatre filles; l’une, déjà veuve, vivait chez son père avec ses deux enfants en bas âge et travaillait pour lui à la journée. La seconde était mariée à un fonctionnaire, dont on voyait parmi d’autres, à l’auberge, la photographie minuscule, en uniforme et en épaulettes. Les deux cadettes mettaient, lors de la fête communale ou pour aller en visite, des robes à la mode bleu ciel ou vertes, avec une traîne longue d’une aune, mais le lendemain, levées dès l’aube comme de coutume, elles balayaient les chambres, vidaient les eaux, nettoyaient les chambres des voyageurs. Bien qu’il eût déjà fait sa pelote, Tryphon Borissytch aimait fort à rançonner les fêtards. Il se rappelait qu’un mois auparavant, la bombance de Dmitri Fiodorovitch avec Grouchegnka lui avait rapporté, en un jour, près de trois cents roubles, et il l’accueillait maintenant avec un joyeux empressement, flairant une nouvelle aubaine rien qu’à la façon dont Mitia avait abordé le perron.