Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

– Quel oignon? Diable, ils sont toqués pour de bon!»

Leur exaltation étonnait Rakitine, qui aurait dû comprendre que tout concourait à les bouleverser d’une façon exceptionnelle. Mais Rakitine, subtil quand il s’agissait de lui, démêlait mal les sentiments et les sensations de ses proches, autant par égoïsme que par inexpérience juvénile.

«Vois-tu, Aliocha, reprit Grouchegnka avec un rire nerveux, je me suis vantée à Rakitine d’avoir donné un oignon. Je vais t’expliquer la chose en toute humilité. Ce n’est qu’une légende: Matrone, la cuisinière, me la racontait quand j’étais enfant: «Il y avait une mégère qui mourut sans laisser derrière elle une seule vertu. Les diables s’en saisirent et la jetèrent dans le lac de feu. Son ange gardien se creusait la tête pour lui découvrir une vertu et en parler à Dieu. Il se rappela et dit au Seigneur: «Elle a arraché un oignon au potager pour le donner à une mendiante.» Dieu lui répondit: «Prends cet oignon, tends-le à cette femme dans le lac, qu’elle s’y cramponne. Si tu parviens à la retirer, elle ira en paradis: si l’oignon se rompt, elle restera où elle est.» L’ange courut à la femme, lui tendit l’oignon.» Prends, dit-il, tiens bon.» Il se mit à la tirer avec précaution, elle était déjà dehors. Les autres pécheurs, voyant qu’on la retirait du lac, s’agrippèrent à elle, voulant profiter de l’aubaine. Mais la femme, qui était fort méchante, leur donnait des coups de pied: «C’est moi qu’on tire et non pas vous; c’est mon oignon, non le vôtre.» À ces mots, l’oignon se rompit. La femme retomba dans le lac où elle brûle encore. L’ange partit en pleurant. «Voilà cette légende, Aliocha; ne me crois pas bonne, c’est tout le contraire; tes éloges me feraient honte. Je désirais tellement ta venue, que j’ai promis vingt-cinq roubles à Rakitka s’il t’amenait. Un instant.»

Elle alla ouvrir un tiroir, prit son porte-monnaie et en sortit un billet de vingt-cinq roubles.

«C’est absurde! s’écria Rakitine embarrassé.

– Tiens, Rakitka, je m’acquitte envers toi; tu ne refuseras pas, tu l’as demandé toi-même.»

Elle lui jeta le billet.

«Comment donc, répliqua-t-il, s’efforçant de cacher sa confusion, c’est tout profit, les sots existent dans l’intérêt des gens d’esprit.

– Et maintenant, tais-toi, Rakitka. Ce que je vais dire ne s’adresse pas à toi. Tu ne nous aimes pas.

– Et pourquoi vous aimerais-je?» dit-il brutalement.

Il avait compté être payé à l’insu d’Aliocha, dont la présence lui faisait honte et l’irritait. Jusqu’alors, par politique, il avait ménagé Grouchegnka, malgré ses mots piquants, car elle paraissait le dominer. Mais la colère le gagnait.» On aime pour quelque chose. Qu’avez-vous fait pour moi tous les deux?

– Aime pour rien, comme Aliocha.

– Comment t’aime-t-il et que t’a-t-il témoigné? En voilà des embarras!»

Grouchegnka, debout au milieu du salon, parlait avec chaleur, d’une voix exaltée.

«Tais-toi, Rakitka, tu ne comprends rien à nos sentiments. Et cesse de me tutoyer, je te le défends; d’où te vient cette audace? Assieds-toi dans un coin et plus un mot!… Maintenant, Aliocha, je vais me confesser à toi seul, pour que tu saches qui je suis. Je voulais te perdre, j’y étais décidée, au point d’acheter Rakitine pour qu’il t’amenât. Et pourquoi cela? Tu n’en savais rien, tu te détournais de moi, tu passais les yeux baissés. Moi, j’interrogeais les gens sur ton compte. Ta figure me poursuivait.» Il me méprise, pensais-je, et ne veut même pas me regarder.» À la fin, je me demandai avec surprise: «Pourquoi craindre ce gamin? je le mangerai, ça m’amusera.» J’étais exaspérée. Crois-moi, personne ici n’oserait manquer de respect à Agraféna Alexandrovna; je n’ai que ce vieillard auquel je me suis vendue, c’est Satan qui nous a unis, mais personne d’autre. J’avais donc décidé que tu serais ma proie, c’était un peu pour moi. Voilà la détestable créature que tu as traitée de sœur. Maintenant mon séducteur est arrivé, j’attends des nouvelles. Sais-tu ce qu’il était pour moi? Il y a cinq ans, lorsque Kouzma m’amena ici, je me cachais parfois pour n’être ni vue, ni entendue; comme une sotte, je sanglotais, je ne dormais plus, me disant: «Où est-il, le monstre? Il doit rire de moi avec une autre. Oh! comme je me vengerai si jamais je le rencontre!» Dans l’obscurité, je sanglotais sur mon oreiller, je me torturais le cœur à dessein.» Il me le paiera!» criais-je. En pensant que j’étais impuissante, que lui se moquait de moi, qu’il m’avait peut-être complètement oubliée, je glissais de mon lit sur le plancher, inondée de larmes, en proie à une crise de nerfs. Tout le monde me devint odieux. Ensuite, j’amassai un capital, je m’endurcis, je pris de l’embonpoint. Tu penses que je suis devenue plus raisonnable? Pas du tout. Personne ne s’en doute, mais quand vient la nuit, il m’arrive, comme il y a cinq ans, de grincer des dents et de m’écrier en pleurant: «Je me vengerai, je me vengerai!» Tu m’as suivie? Alors, que penses-tu de ceci? Il y a un mois, je reçois une lettre m’annonçant son arrivée. Devenu veuf, il veut me voir. Je suffoquai. Seigneur, il va venir et m’appeler, je ramperai vers lui comme un chien battu, comme une coupable! Je ne puis y croire moi-même: «Aurai-je ou non la bassesse de courir à lui?» Et une colère contre moi-même m’a prise, ces dernières semaines, plus violente qu’il y a cinq ans. Tu vois mon exaspération, Aliocha; je me suis confessée à toi. Mitia n’était qu’une diversion. Tais-toi, Rakitka, ce n’est pas à toi de me juger. Avant votre arrivée, j’attendais, je songeais à mon avenir, et vous ne connaîtrez jamais mon état d’âme. Aliocha, dis à cette demoiselle de ne pas m’en vouloir pour la scène d’avant-hier!… Personne au monde ne peut comprendre ce que j’éprouve maintenant… Peut-être emporterai-je un couteau, je ne suis pas encore fixée.»

Incapable de se contenir, Grouchegnka s’interrompit, se couvrit le visage de ses mains, s’abattit sur le canapé, sanglota comme une enfant. Aliocha se leva et s’approcha de Rakitine.

«Micha, dit-il, elle t’a offensé, mais ne sois pas fâché. Tu l’as entendue? On ne peut pas trop demander à une âme, il faut être miséricordieux.»

Aliocha prononça ces paroles dans un élan irrésistible. Il avait besoin de s’épancher et les aurait dites même seul. Mais Rakitine le regarda ironiquement et Aliocha s’arrêta.

«Tu as la tête pleine de ton starets et tu me bombardes à sa manière, Alexéi, homme de Dieu, dit-il avec un sourire haineux.

– Ne te moque pas, Rakitine, ne parle pas du mort, il était supérieur à tous sur la terre, s’écria Aliocha avec des larmes dans la voix. Ce n’est pas en juge que je te parle, mais comme le dernier des accusés. Que suis-je devant elle? J’étais venu ici pour me perdre, par lâcheté. Mais elle, après cinq ans de souffrances, pour une parole sincère qu’elle entend, pardonne, oublie tout et pleure! Son séducteur est revenu, il l’appelle, elle lui pardonne et court joyeusement à lui. Car elle ne prendra pas de couteau, non. Je ne suis pas comme ça, Micha; j’ignore si tu l’es, toi. C’est une leçon pour moi… Elle nous est supérieure… Avais-tu entendu auparavant ce qu’elle vient de raconter? Non, sans doute, car tu aurais tout compris depuis longtemps… Elle pardonnera aussi, celle qui a été offensée avant-hier, quand elle saura tout… Cette âme n’est pas encore réconciliée; il faut la ménager… elle recèle peut-être un trésor…»

106
{"b":"125310","o":1}