Grouchegnka vivait fort chichement, dans un intérieur des plus modestes, trois pièces meublées en acajou par la propriétaire, dans le style de 1820. À l’arrivée de Rakitine et d’Aliocha, il faisait déjà nuit, mais on n’avait pas encore allumé. La jeune femme était étendue au salon, sur son canapé au dossier d’acajou, recouvert de cuir dur, déjà usé et troué, la tête appuyée sur deux oreillers. Elle reposait sur le dos, immobile, les mains derrière la tête, portant une robe de soie noire, avec une coiffure en dentelle qui lui seyait à merveille; sur les épaules, un fichu agrafé par une broche en or massif. Elle attendait quelqu’un, inquiète et impatiente, le teint pâle, les lèvres et les yeux brûlants, son petit pied battant la mesure sur le bras du canapé. Au bruit que firent les visiteurs en entrant, elle sauta à terre, criant d’une voix effrayée:
«Qui va là?»
La femme de chambre s’empressa de rassurer sa maîtresse.
«Ce n’est pas lui, n’ayez crainte.»
«Que peut-elle bien avoir?» murmura Rakitine en menant par le bras Aliocha au salon.
Grouchegnka restait debout, encore mal remise de sa frayeur. Une grosse mèche de ses cheveux châtains, échappée de sa coiffure, lui tombait sur l’épaule droite, mais elle n’y prit pas garde et ne l’arrangea pas avant d’avoir reconnu ses hôtes.
«Ah! c’est toi Rakitka? Tu m’as fait peur! Avec qui es-tu? Seigneur, voilà qui tu m’amènes! s’écria-t-elle en apercevant Aliocha.
– Fais donc donner de la lumière! dit Rakitine, du ton d’un familier qui a le droit de commander dans la maison.
– Certainement… Fénia [113], apporte-lui une bougie… Tu as trouvé le bon moment pour l’amener!»
Elle fit un signe de tête à Aliocha et arrangea ses cheveux devant la glace. Elle paraissait mécontente.
«Je tombe mal? demanda Rakitine, l’air soudain vexé.
– Tu m’as effrayée, Rakitka, voilà tout.»
Grouchegnka se tourna en souriant vers Aliocha.
«N’aie pas peur de moi, mon cher Aliocha, reprit-elle, je suis charmée de ta visite inattendue. Je croyais que c’était Mitia qui voulait entrer de force. Vois-tu, je l’ai trompé tout à l’heure, il m’a juré qu’il me croyait et je lui ai menti. Je lui ai dit que j’allais chez mon vieux Kouzma [114] Kouzmitch faire les comptes toute la soirée. J’y vais, en effet, une fois par semaine. Nous nous enfermons à clef: il pioche ses comptes et j’écris dans les livres, il ne se fie qu’à moi. Comment Fénia vous a-t-elle laissés entrer? Fénia, cours à la porte cochère, regarde si le capitaine ne rôde pas aux alentours. Il est peut-être caché et nous épie, j’ai une peur affreuse!
– Il n’y a personne, Agraféna Alexandrovna; j’ai regardé partout, je vais voir à chaque instant par les fentes, j’ai peur moi aussi.
– Les volets sont-ils fermés? Fénia, baisse les rideaux, autrement il verrait la lumière. Je crains aujourd’hui ton frère Mitia, Aliocha.»
Grouchegnka parlait très haut, l’air inquiet et surexcité.
«Pourquoi cela? demanda Rakitine; il ne t’effraie pas d’ordinaire, tu le fais marcher comme tu veux.
– Je te dis que j’attends une nouvelle, de sorte que je n’ai que faire de Mitia, maintenant. Il n’a pas cru que j’allais chez Kouzma Kouzmitch, je le sens. À présent, il doit monter la garde chez Fiodor Pavlovitch, dans le jardin. S’il est embusqué là-bas, il ne viendra pas ici, tant mieux! J’y suis allée vraiment, chez le vieux. Mitia m’accompagnait; je lui ai fait promettre de venir me chercher à minuit. Dix minutes après, je suis ressortie et j’ai couru jusqu’ici; je tremblais qu’il me rencontrât.
– Pourquoi es-tu en toilette? Tu as un bonnet fort curieux.
– Tu es toi-même fort curieux, Rakitka! Je te répète que j’attends une nouvelle. Sitôt reçue, je m’envolerai, vous ne me verrez plus. Voilà pourquoi je me suis parée.
– Et où t’envoleras-tu?
– Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien.
– Comme elle est gaie!… Je ne t’ai jamais vue ainsi. Elle est attifée comme pour un bal! s’exclama Rakitine en l’examinant avec surprise.
– Es-tu au courant des bals?
– Et toi?
– J’en ai vu un, moi. Il y a trois ans, lorsque Kouzma Kouzmitch a marié son fils; je regardais de la tribune. Mais pourquoi causerais-je avec toi quand j’ai un prince pour hôte? Mon cher Aliocha, je n’en crois pas mes yeux; comment se peut-il que tu sois venu? À vrai dire, je ne t’attendais pas, je n’ai jamais cru que tu puisses venir. Le moment est mal choisi, pourtant je suis bien contente. Assieds-toi sur le canapé, ici, mon bel astre! Vraiment, je n’en reviens pas encore… Rakitka, si tu l’avais amené hier ou avant-hier!… Eh bien, je suis contente comme ça. Mieux vaut peut-être que ce soit maintenant, à une telle minute…»
Elle s’assit vivement à côté d’Aliocha et le regarda avec extase. Elle était vraiment contente et ne mentait pas. Ses yeux brillaient, elle souriait, mais avec bonté. Aliocha ne s’attendait pas à lui voir une expression aussi bienveillante… Il s’était fait d’elle une idée terrifiante; sa sortie perfide contre Catherine Ivanovna l’avait bouleversé l’avant-veille, maintenant il s’étonnait de la voir toute changée. Si accablé qu’il fût par son propre chagrin, il l’examinait malgré lui avec attention. Ses manières s’étaient améliorées; les intonations doucereuses, la mollesse des mouvements avaient presque disparu, faisant place à de la bonhomie, à des gestes prompts et sincères; mais elle était surexcitée.
«Seigneur, quelles choses étranges se passent aujourd’hui, ma parole! Pourquoi suis-je si heureuse de te voir, Aliocha, je l’ignore.
– Est-ce bien vrai? dit Rakitine en souriant. Auparavant, tu avais un but en insistant pour que je l’amène.
– Oui, un but qui n’existe plus maintenant, le moment est passé. Et maintenant, je vais vous bien traiter. Je suis devenue meilleure, à présent, Rakitka. Assieds-toi aussi. Mais c’est déjà fait, il ne s’oublie pas. Vois-tu, Aliocha, il est vexé que je ne l’aie pas invité le premier à s’asseoir. Il est susceptible, ce cher ami. Ne te fâche pas, Rakitka, je suis bonne en ce moment. Pourquoi es-tu si triste, Aliocha? Aurais-tu peur de moi?»
Grouchegnka sourit malicieusement en le regardant dans les yeux.
«Il a du chagrin. Un refus de grade.
– Quel grade?
– Son starets sent mauvais.
– Comment cela? Tu radotes; encore quelque vilenie, sans doute. Aliocha, laisse-moi m’asseoir sur tes genoux, comme ça.»
Et aussitôt elle s’installa sur ses genoux, telle qu’une chatte caressante, le bras droit tendrement passé autour de son cou.