«Daignez bénir ce soir votre fille par la pensée, mon bon père… Elle sera demain l’épouse du Seigneur.
«Elle vous baise la main avec un pieux respect.
«Sœur AMÉLIE»
Cette lettre, que je ne pus lire sans fondre en larmes, me rassura pourtant quelque peu; je devais, moi aussi, accomplir une veillée sinistre.
La nuit venue, j’allai m’enfermer dans le pavillon que j’ai fait construire non loin du monument élevé au souvenir de mon père, en expiation de cette nuit fatale…
Vers une heure du matin, j’entendis la voix de Murph; je frissonnai d’épouvante. Il arrivait en toute hâte du couvent.
Que vous dirai-je, mon amie? Ainsi que je l’avais prévu, la malheureuse enfant, malgré son courage et sa volonté, n’a pas eu la force d’accomplir entièrement cette pratique barbare, dont il avait été impossible à la princesse Juliane de la dispenser, la règle étant formelle à ce sujet.
À huit heures du soir, Fleur-de-Marie s’est agenouillée sur la pierre de cette église. Jusqu’à plus de minuit elle a prié. Mais, à cette heure, succombant à sa faiblesse, à cet horrible froid, à son émotion, car elle a longuement et silencieusement pleuré, elle s’est évanouie. Deux religieuses, qui, par ordre de la princesse Juliane, avaient partagé sa veillée, vinrent la relever et la transportèrent dans sa cellule.
David fut à l’instant prévenu. Murph monta en voiture, accourut me chercher. Je volai au couvent; je fus reçu par la princesse Juliane. Elle me dit que David craignait que ma vue ne fît une trop vive impression sur ma fille; que son évanouissement, dont elle était revenue, ne présentait rien de très-alarmant, ayant été causé seulement par une grande faiblesse.
D’abord une horrible pensée me vint. Je crus qu’on voulait me cacher quelque grand malheur, ou du moins me préparer à l’apprendre; mais la supérieure me dit: «Je vous l’affirme, monseigneur, la princesse Amélie est hors de danger; un léger cordial que le docteur David lui a fait prendre a ranimé ses forces.»
Je ne pouvais douter de ce que m’affirmait l’abbesse; je la crus, et j’attendis des nouvelles de ma fille avec une douloureuse impatience.
Au bout d’un quart d’heure d’angoisses, David revint. Grâce à Dieu, elle allait mieux, et elle avait voulu continuer sa veillée de prières dans l’église, en consentant seulement à s’agenouiller sur un coussin. Et, comme je me révoltais et m’indignais de ce que la supérieure et lui eussent accédé à son désir, ajoutant que je m’y opposais formellement, il me répondit qu’il eût été dangereux de contrarier la volonté de ma fille dans un moment où elle était sous l’influence d’une vive émotion nerveuse, et que d’ailleurs il était convenu avec la princesse Juliane que la pauvre enfant quitterait l’église à l’heure des matines pour prendre un peu de repos et se préparer à la cérémonie.
– Elle est donc maintenant à l’église? lui dis-je.
– Oui, monseigneur; mais avant une demi-heure elle l’aura quittée.
Je me fis aussitôt conduire à notre tribune du nord, d’où l’on domine tout le chœur.
Là, au milieu des ténèbres de cette vaste église, seulement éclairée par la pâle clarté de la lampe du sanctuaire, je la vis, près de la grille, agenouillée, les mains jointes, et priant encore avec ferveur.
Moi aussi je m’agenouillai en pensant à mon enfant.
Trois heures sonnèrent; deux sœurs assises dans les stalles, qui ne l’avaient pas quittée des yeux, vinrent lui parler bas. Au bout de quelques moments elle se signa, se releva et traversa le chœur d’un pas assez ferme; et pourtant, mon amie, lorsqu’elle passa sous la lampe, son visage me parut aussi blanc que le long voile qui flottait autour d’elle.
Je sortis aussitôt de la tribune, voulant d’abord aller la rejoindre; mais je craignis qu’une nouvelle émotion l’empêchât de goûter quelques moments de repos. J’envoyai David savoir comment elle se trouvait: il revint me dire qu’elle se sentait mieux et qu’elle allait tâcher de dormir un peu.
Je reste à l’abbaye pour la cérémonie qui aura lieu ce matin.
Je pense maintenant, mon amie, qu’il est inutile de vous envoyer cette lettre incomplète. Je la terminerai demain, en vous racontant les événements de cette triste journée.
À bientôt donc, mon amie. Je suis brisé de douleur, plaignez-moi.
Dernier chapitre Le 13 janvier
RODOLPHE À CLÉMENCE.
Treize janvier… anniversaire maintenant doublement sinistre!!!
Mon amie… nous la perdons à jamais!
Tout est fini… tout!
Écoutez ce récit:
Il est donc vrai… on éprouve une volupté atroce à raconter une horrible douleur.
Hier je me plaignais du hasard qui vous retenait loin de moi… aujourd’hui, Clémence, je me félicite de ce que vous n’êtes pas ici: vous souffririez trop…
Ce matin, je sommeillais à peine, j’ai été éveillé par le son des cloches… j’ai tressailli d’effroi… cela m’a semblé funèbre… on eût dit un glas de funérailles.
En effet… ma fille est morte pour nous… morte, entendez-vous… Dès aujourd’hui, Clémence… il vous faut commencer à porter son deuil dans votre cœur, dans votre cœur toujours pour elle si maternel.
Que notre enfant soit ensevelie sous le marbre d’un tombeau ou sous la voûte d’un cloître… pour nous… quelle est la différence?
Dès aujourd’hui, entendez-vous, Clémence, il faut la regarder comme morte… D’ailleurs… elle est d’une si grande faiblesse… sa santé, altérée par tant de chagrins, par tant de secousses, est si chancelante… Pourquoi pas aussi cette autre mort, plus complète encore? La fatalité n’est pas lasse…
Et puis d’ailleurs… d’après ma lettre d’hier, vous devez comprendre que cela serait peut-être plus heureux pour elle… qu’elle fût morte.
Morte… ces cinq lettres ont une physionomie étrange… ne trouvez-vous pas?… quand on les écrit à propos d’une fille idolâtrée… d’une fille si belle… si charmante, d’une bonté si angélique… Dix-huit ans à peine… et morte au monde!…
Au fait… pour nous et pour elle, à quoi bon végéter souffrante dans la morne tranquillité de ce cloître? Qu’importe qu’elle vive, si elle est perdue pour nous? Elle doit tant l’aimer, la vie… que la fatalité lui a faite!…
Ce que je dis là est affreux… il y a un égoïsme barbare dans l’amour paternel!…
À midi, sa profession a eu lieu avec une pompe solennelle.
Caché derrière les rideaux de notre tribune, j’y ai assisté…
J’ai ressenti, mais avec encore plus d’intensité, toutes les poignantes émotions que nous avions éprouvées lors de son noviciat…
Chose bizarre! elle est adorée, on croit généralement qu’elle est attirée vers la vie religieuse par une irrésistible vocation, on devrait voir dans sa profession un événement heureux pour elle, et, au contraire, une accablante tristesse pesait sur la foule.