– Eh bien! que Dieu vous pardonne le mal que vous avez fait à votre enfant comme je vous pardonne celui que vous m’avez fait, malheureuse femme!
– Vous me pardonnez… du fond du cœur?…
– Du fond du cœur… dit le prince d’une voix émue.
La comtesse pressa vivement la main de Rodolphe contre ses lèvres défaillantes avec un élan de joie et de reconnaissance, puis elle dit:
– Faites entrer le ministre, mon ami, et dites-lui qu’ensuite il ne s’éloigne pas… Je me sens bien faible!
Cette scène était déchirante; Rodolphe ouvrit les deux battants de la porte du fond; le ministre entra, suivi de Murph et du baron de Graün, témoins de Rodolphe, et du duc de Lucenay et de lord Douglas, témoins de la comtesse; Thomas Seyton venait ensuite.
Tous les acteurs de cette scène douloureuse étaient graves, tristes et recueillis: M. de Lucenay lui-même avait oublié sa pétulance habituelle.
Le contrat de mariage entre très-haut et très-puissant prince S. A. R. Gustave-Rodolphe V, grand-duc régnant de Gerolstein, et Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor (contrat qui légitimait la naissance de Fleur-de-Marie) avait été préparé par les soins du baron de Graün; il fut lu par lui et signé par les époux et leurs témoins.
Malgré le repentir de la comtesse, lorsque le ministre dit d’une voix solennelle à Rodolphe: «Votre Altesse Royale consent-elle à prendre pour épouse Mme Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor?» et que le prince eut répondu «Oui» d’une voix haute et ferme, le regard mourant de Sarah étincela; une rapide et fugitive expression d’orgueilleux triomphe passa sur ses traits livides; c’était le dernier éclat de l’ambition qui mourait avec elle.
Durant cette triste et imposante cérémonie, aucune parole ne fut échangée entre les assistants. Lorsqu’elle fut accomplie, les témoins de Sarah, M. le duc de Lucenay et lord Douglas, vinrent en silence saluer profondément le prince, puis sortirent.
Sur un signe de Rodolphe, Murph et M. de Graün les suivirent.
– Mon frère, dit tout bas Sarah, priez le ministre de vous accompagner dans la pièce voisine, et d’avoir la bonté d’y attendre un moment.
– Comment vous trouvez-vous, ma sœur? Vous êtes bien pâle…
– Je suis sûre de vivre, maintenant, ne suis-je pas grande-duchesse de Gerolstein? ajouta-t-elle avec un sourire amer.
Restée seule avec Rodolphe, Sarah murmura d’une voix épuisée, pendant que ses traits se décomposaient d’une manière effrayante:
– Mes forces sont à bout… je me sens mourir… je ne la verrai pas!
– Si… si… rassurez-vous, Sarah… vous la verrez.
– Je ne l’espère plus… cette contrainte… Oh! il fallait une force surhumaine… Ma vue se trouble déjà!
– Sarah! dit le prince en s’approchant vivement de la comtesse et prenant ses mains dans les siennes, elle va venir… maintenant, elle ne peut tarder…
– Dieu ne voudra pas m’accorder… cette dernière consolation.
– Sarah! écoutez, écoutez… Il me semble entendre une voiture… Oui, c’est elle… voilà votre fille!
– Rodolphe, vous ne lui direz pas… que j’étais une mauvaise mère! articula lentement la comtesse qui déjà n’entendait plus.
Le bruit d’une voiture retentit sur les pavés sonores de la cour.
La comtesse ne s’en aperçut pas. Ses paroles devinrent de plus en plus incohérentes; Rodolphe était penché vers elle avec anxiété; il vit ses yeux se voiler.
– Pardon! ma fille… voir ma fille! Pardon!… au moins… après ma mort, les honneurs de mon rang! murmura-t-elle enfin.
Ce furent les derniers mots intelligibles de Sarah. L’idée fixe, dominante de toute sa vie revenait encore malgré son repentir sincère.
Tout à coup Murph entra.
– Monseigneur… la princesse Marie…
– Non! s’écria vivement Rodolphe, qu’elle n’entre pas! Dis à Seyton d’amener le ministre. Puis, montrant Sarah qui s’éteignait dans une lente agonie, Rodolphe ajouta:
– Dieu lui refuse la consolation suprême d’embrasser son enfant.
Une demi-heure après, la comtesse Sarah Mac-Gregor avait cessé de vivre.
XIV Bicêtre
Quinze jours s’étaient passés depuis que Rodolphe, en épousant Sarah in extremis, avait légitimé la naissance de Fleur-de-Marie.
C’était le jour de la mi-carême. Cette date établie, nous conduirons le lecteur à Bicêtre. Cet immense établissement, destiné, ainsi que chacun sait, au traitement des aliénés, sert aussi de lieu de refuge à sept ou huit cents vieillards pauvres, qui sont admis à cette espèce de maison d’invalides civils [15] lorsqu’ils sont âgés de soixante-dix ans ou atteints d’infirmités très-graves.
En arrivant à Bicêtre, on entre d’abord dans une vaste cour plantée de grands arbres, coupée de pelouses vertes ornées en été de plates-bandes de fleurs. Rien de plus riant, de plus calme, de plus salubre que ce promenoir spécialement destiné aux vieillards indigents dont nous avons parlé; il entoure les bâtiments où se trouvent, au premier étage, de spacieux dortoirs bien aérés, garnis de bons lits, et au rez-de-chaussée des réfectoires d’une admirable propreté, où les pensionnaires de Bicêtre prennent en commun une nourriture saine, abondante, agréable et préparée avec un soin extrême, grâce à la paternelle sollicitude des administrateurs de ce bel établissement.
Un tel asile serait le rêve de l’artisan veuf ou célibataire qui, après une longue vie de privations, de travail et de probité, trouverait là le repos, le bien-être qu’il n’a jamais connus.
Malheureusement le favoritisme qui de nos jours s’étend à tout, envahit tout, s’est emparé des bourses de Bicêtre, et ce sont en grande partie d’anciens domestiques qui jouissent de ces retraites, grâce à l’influence de leurs derniers maîtres.
Ceci nous semble un abus révoltant.
Rien de plus méritoire que les longs et honnêtes services domestiques, rien de plus digne de récompense que ces serviteurs qui, éprouvés par des années de dévouement, finissaient autrefois par faire presque partie de la famille; mais, si louables que soient de pareils antécédents, c’est le maître qui en a profité, et non l’État, qui doit les rémunérer.
Ne serait-il donc pas juste, moral, humain, que les places de Bicêtre et celles d’autres établissements semblables appartinssent de droit à des artisans choisis parmi ceux qui justifieraient de la meilleure conduite et de la plus grande infortune?
Pour eux, si limité que fût leur nombre, ces retraites seraient au moins une lointaine espérance qui allégerait un peu leurs misères de chaque jour. Salutaire espoir qui les encouragerait au bien, en leur montrant dans un avenir éloigné sans doute, mais enfin certain, un peu de calme, de bonheur pour récompense. Et, comme ils ne pourraient prétendre à ces retraites que par une conduite irréprochable, leur moralisation deviendrait pour ainsi dire forcée.