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Et malgré lui il se rappelait ces mots que Rodolphe lui avait dits avant de lui infliger un châtiment terrible: «Chacune de tes paroles est un blasphème, chacune de tes paroles sera une prière: tu es audacieux et cruel parce que tu es fort, tu seras doux et humble parce que tu seras faible. Ton cœur est fermé au repentir… un jour tu pleureras tes victimes… D’homme tu t’es fait bête féroce… Un jour ton intelligence se relèvera par l’expiation. Tu n’as pas même respecté ce que respectent les bêtes sauvages, leur femelle et leurs petits… après une longue vie consacrée à la rédemption de tes crimes, ta dernière prière sera pour supplier Dieu de t’accorder le bonheur inespéré de mourir entre ta femme et ton fils…»

– Nous allons passer devant la cour des idiots, et nous arriverons au bâtiment où se trouve Morel, dit le docteur en sortant de la cour où était le Maître d’école.

XVI Morel le lapidaire

Malgré la tristesse que lui avait inspirée la vue des aliénés, Mme Georges ne put s’empêcher de s’arrêter un moment en passant devant une cour grillée où étaient enfermés les idiots incurables.

Pauvres êtres, qui souvent n’ont pas même l’instinct de la bête et dont on ignore presque toujours l’origine; inconnus de tous et d’eux-mêmes… Ils traversent ainsi la vie, absolument étrangers aux sentiments, à la pensée, éprouvant seulement les besoins animaux les plus limités…

Le hideux accouplement de la misère et de la débauche, au plus profond des bouges les plus infects, cause ordinairement cet effroyable abâtardissement de l’espèce… qui atteint en général les classes pauvres.

Si généralement la folie ne se révèle pas tout d’abord à l’observateur superficiel par la seule inspection de la physionomie de l’aliéné, il n’est que trop facile de reconnaître les caractères physiques de l’idiotisme.

Le docteur Herbin n’eut pas besoin de faire remarquer à Mme Georges l’expression d’abrutissement sauvage, d’insensibilité stupide ou d’ébahissement imbécile qui donnait aux traits de ces malheureux une expression à la fois hideuse et pénible à voir. Presque tous étaient vêtus de longues souquenilles sordides en lambeaux: car, malgré toute la surveillance possible, on ne peut empêcher ces êtres, absolument privés d’instinct et de raison, de lacérer, de souiller leurs vêtements en rampant, en se roulant comme des bêtes dans la fange des cours [21] où ils restent pendant le jour.

Les uns, accroupis dans les coins les plus obscurs d’un hangar qui les abritait, pelotonnés, ramassés sur eux-mêmes comme des animaux dans leurs tanières, faisaient entendre une sorte de râlement sourd et continuel.

D’autres, adossés au mur, debout, immobiles, muets, regardaient fixement le soleil.

Un vieillard d’une obésité difforme, assis sur une chaise de bois, dévorait sa pitance avec une voracité animale, en jetant de côté et d’autre des regards obliques et courroucés.

Ceux-ci marchaient circulairement et en hâte dans un tout petit espace qu’ils se limitaient. Cet étrange exercice durait des heures entières sans interruption.

Ceux-là, assis par terre, se balançaient incessamment en jetant alternativement le haut de leur corps en avant et en arrière, n’interrompant ce mouvement d’une monotonie vertigineuse que pour rire aux éclats, de ce rire strident, guttural de l’idiotisme.

D’autres enfin, dans un complet anéantissement, n’ouvraient les yeux qu’aux heures du repas, et restaient inertes, inanimés, sourds, muets, aveugles, sans qu’un cri, sans qu’un geste annonçât leur vitalité.

L’absence complète de communication verbale ou intelligente est un des caractères les plus sinistrés d’une réunion d’idiots; au moins, malgré l’incohérence de leurs paroles et de leurs pensées, les fous se parlent, se reconnaissent, se recherchent; mais entre les idiots il règne une indifférence stupide, un isolement farouche. Jamais on ne les entend prononcer une parole articulée; ce sont de temps à autre quelques rires sauvages ou des gémissements et des cris qui n’ont rien d’humain. À peine un très-petit nombre d’entre eux reconnaissent-ils leurs gardiens. Et pourtant, répétons-le avec admiration, par respect pour la créature, ces infortunés, qui semblent ne plus appartenir à notre espèce, et pas même à l’espèce animale, par le complet anéantissement de leurs facultés intellectuelles; ces êtres, incurablement frappés, qui tiennent plus du mollusque que de l’être animé, et qui souvent traversent ainsi tous les âges d’une longue carrière, sont entourés de soins recherchés et d’un bien-être dont ils n’ont pas même la conscience.

Sans doute, il est beau de respecter ainsi le principe de la dignité humaine jusque dans ces malheureux qui de l’homme n’ont plus que l’enveloppe; mais, répétons-le toujours, on devrait songer aussi à la dignité de ceux qui, doués de toute leur intelligence, remplis de zèle, d’activité, sont la force vive de la nation; leur donner conscience de cette dignité en l’encourageant, en la récompensant lorsqu’elle s’est manifestée par l’amour du travail, par la résignation, par la probité; ne pas dire enfin, avec un égoïsme semi-orthodoxe: «Punissons ici-bas, Dieu récompensera là-haut.»

– Pauvres gens! dit Mme Georges en suivant le docteur, après avoir jeté un dernier regard dans la cour des idiots, qu’il est triste de songer qu’il n’y a aucun remède à leurs maux!

– Hélas! aucun, madame, répondit le docteur, surtout arrivés à cet âge; car maintenant, grâce aux progrès de la science, les enfants idiots reçoivent une sorte d’éducation qui développe au moins l’atome d’intelligence incomplète dont ils sont quelquefois doués. Nous avons ici une école [22], dirigée avec autant de persévérance que de patience éclairée, qui offre déjà des résultats on ne peut plus satisfaisants: par des moyens très-ingénieux et exclusivement appropriés à leur état, on exerce à la fois le physique et le moral de ces pauvres enfants, et beaucoup parviennent à connaître les lettres, les chiffres, à se rendre compte des couleurs; on est même arrivé à leur apprendre à chanter en chœur, et je vous assure, madame, qu’il y a une sorte de charme étrange, à la fois triste et touchant, à entendre ces voix étonnées, plaintives, quelquefois douloureuses, s’élever vers le ciel dans un cantique dont presque tous les mots, quoique français, leur sont inconnus. Mais nous voici arrivés au bâtiment où se trouve Morel. J’ai recommandé qu’on le laissât seul ce matin, afin que l’effet que j’espère produire sur lui eût une plus grande action.

– Et quelle est donc cette folie, monsieur? dit tout bas Mme Georges au docteur, afin de n’être pas entendue de Louise.

– Il s’imagine que s’il n’a pas gagné treize cents francs dans sa journée pour payer une dette contractée envers un notaire nommé Ferrand, Louise doit mourir sur l’échafaud pour crime d’infanticide.

– Ah! monsieur, ce notaire… était un monstre! s’écria Mme Georges, instruite de la haine de cet homme contre Germain. Louise Morel, son père, ne sont pas les seules victimes. Il a poursuivi mon fils avec un impitoyable acharnement.

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