«Oui, mais j’ai eu un tort… j’ai été, vois-tu, trop orgueilleux de toi… j’ai trop voulu jouir du charme que ta beauté, que ton esprit, que ton caractère inspiraient à tous ceux qui t’approchaient… J’aurais dû cacher mon trésor… vivre presque dans la retraite avec Clémence et toi… renoncer à ces fêtes, à ces réceptions nombreuses où j’aimais tant à te voir briller… croyant follement t’élever si haut… si haut… que le passé disparaîtrait entièrement à tes yeux… Mais hélas! le contraire est arrivé… et, comme tu me l’as dit, plus tu t’es élevée, plus l’abîme dont je t’ai retirée t’a paru sombre et profond…
«Encore une fois, c’est ma faute… j’avais pourtant cru bien faire!… dit Rodolphe en essuyant ses larmes, mais je me suis trompé… Et puis, je me suis cru pardonné trop tôt… la vengeance de Dieu n’est pas satisfaite… elle me poursuit encore dans le bonheur de ma fille!…
Quelques coups discrètement frappés à la porte du salon qui précédait l’oratoire de Fleur-de-Marie interrompirent ce triste entretien.
Rodolphe se leva et entr’ouvrit la porte.
Il vit Murph, qui lui dit:
– Je demande pardon à Votre Altesse Royale de venir la déranger; mais un courrier du prince d’Herkaüsen-Oldenzaal vient d’apporter cette lettre qui, dit-il, est très-importante et doit être sur-le-champ remise à Votre Altesse Royale.
– Merci, mon bon Murph. Ne t’éloigne pas, lui dit Rodolphe avec un soupir; tout à l’heure j’aurai besoin de causer avec toi.
Et le prince, ayant fermé la porte, resta un moment dans le salon pour y lire la lettre que Murph venait de lui remettre.
Elle était ainsi conçue:
«Monseigneur,
«Puis-je espérer que les liens de parenté qui m’attachent à Votre Altesse Royale et que l’amitié dont elle a toujours daigné m’honorer excuseront une démarche qui serait d’une grande témérité si elle ne m’était pas imposée par une conscience d’honnête homme?
«Il y a quinze mois, monseigneur, vous reveniez de France, ramenant avec vous une fille d’autant plus chérie que vous l’aviez crue perdue pour toujours, tandis qu’au contraire elle n’avait jamais quitté sa mère, que vous avez épousée à Paris in extremis, afin de légitimer la naissance de la princesse Amélie, qui est ainsi l’égale des autres Altesses de la Confédération germanique.
«Sa naissance est donc souveraine, sa beauté incomparable, son cœur est aussi digne de sa naissance que son esprit est digne de sa beauté, ainsi que me l’a écrit ma sœur l’abbesse de Sainte-Hermangilde, qui a souvent l’honneur de voir la fille bien-aimée de Votre Altesse Royale.
«Maintenant, monseigneur, j’aborderai franchement le sujet de cette lettre, puisque malheureusement une maladie grave me retient à Oldenzaal, et m’empêche de se rendre auprès de Votre Altesse Royale.
«Pendant le temps que mon fils a passé à Gerolstein, il a vu presque chaque jour la princesse Amélie, il l’aime éperdument, mais il lui a toujours caché son amour.
«J’ai cru devoir, monseigneur, vous en instruire. Vous avez daigné accueillir paternellement mon fils et l’engager à revenir, au sein de votre famille, vivre de cette intimité qui lui était si précieuse; j’aurais indignement manqué à la loyauté en dissimulant à Votre Altesse Royale une circonstance qui doit modifier l’accueil qui était réservé à mon fils.
«Je sais qu’il serait insensé à nous d’oser espérer nous allier plus étroitement encore à la famille de Votre Altesse Royale.
«Je sais que la fille dont vous êtes à bon droit si fier, monseigneur, doit prétendre à de hautes destinées.
«Mais je sais aussi que vous êtes le plus tendre des pères, et que, si vous jugiez jamais mon fils digne de vous appartenir et de faire le bonheur de la princesse Amélie, vous ne seriez pas arrêté par les graves disproportions qui rendent pour nous une telle fortune inespérée.
«Il ne m’appartient pas de faire l’éloge d’Henri, monseigneur; mais j’en appelle aux encouragements et aux louanges que vous avez si souvent daigné lui accorder.
«Je n’ose et ne puis vous en dire davantage, monseigneur; mon émotion est trop profonde.
«Quelle que soit votre détermination, veuillez croire que nous nous y soumettrons avec respect, et que je serai toujours fidèle aux sentiments profondément dévoués avec lesquels j’ai l’honneur d’être
«de Votre Altesse Royale
«le très-humble et obéissant serviteur,
«GUSTAVE-PAUL,
«prince d’Herkaüsen-Oldenzaal
VI Aveux
Après la lecture de la lettre du prince, père d’Henri, Rodolphe resta quelque temps triste et pensif; puis, un rayon d’espoir éclairant son front, il revint auprès de sa fille, à qui Clémence prodiguait en vain les plus tendres consolations.
– Mon enfant, tu l’as dit toi-même, Dieu a voulu que ce jour fût celui des explications solennelles, dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, je ne prévoyais pas qu’une nouvelle et grave circonstance dût encore justifier tes paroles.
– De quoi s’agit-il, mon père?
– Mon ami, qu’y a-t-il?
– De nouveaux sujets de crainte.
– Pour qui donc, mon père?
– Pour toi.
– Pour moi?
– Tu ne nous as avoué que la moitié de tes chagrins, pauvre enfant.
– Soyez assez bon pour vous expliquer, mon père, dit Fleur-de-Marie en rougissant.
– Maintenant je le puis, je n’ai pu le faire plus tôt, ignorant que tu désespérais à ce point de ton sort. Écoute, ma fille chérie, tu te crois, ou plutôt tu es bien malheureuse. Lorsqu’au commencement de notre entretien tu m’as parlé des espérances qui te restaient, j’ai compris… mon cœur a été brisé… car il s’agissait pour moi de te perdre à jamais, de te voir t’enfermer dans un cloître, de te voir descendre vivante dans un tombeau. Tu voudrais entrer au couvent…
– Mon père…
– Mon enfant, est-ce vrai?
– Oui, si vous me le permettez, répondit Fleur-de-Marie d’une voix étouffée.
– Nous quitter! s’écria Clémence.
– L’abbaye de Sainte-Hermangilde est bien rapprochée de Gerolstein: je vous verrai souvent, vous et mon père.
– Songez donc que de tels vœux sont éternels, ma chère enfant. Vous n’avez pas dix-huit ans, et peut-être un jour…
– Oh! je ne me repentirai jamais de la résolution que je prends: je ne trouverai le repos et l’oubli que dans la solitude d’un cloître, si toutefois mon père, et vous, ma seconde mère, vous me continuez votre affection.
– Les devoirs, les consolations de la vie religieuse pourraient, en effet, dit Rodolphe, sinon guérir, du moins calmer les douleurs de ta pauvre âme abattue et déchirée. Et, quoiqu’il s’agisse de la moitié du bonheur de ma vie, il se peut que j’approuve ta résolution. Je sais ce que tu souffres, et je ne dis pas que le renoncement au monde ne doive pas être le terme fatalement logique de ta triste existence.