Литмир - Электронная Библиотека

– Excusable!… mais rien de plus naturel, pauvre ange aimé. Quel mal de t’enorgueillir d’un rang qui était le tien? De jouir des avantages de la position que je t’avais rendue? Aussi dans ce temps-là, je me le rappelle bien, tu étais d’une gaieté charmante; que de fois je t’ai vue tomber dans mes bras comme accablée par la félicité, et me dire avec un accent enchanteur ces mots qu’hélas! je ne dois plus entendre: «Mon père… c’est trop… trop de bonheur!» Malheureusement ce sont ces souvenirs-là… vois-tu, qui m’ont endormi dans une sécurité trompeuse; et plus tard je ne me suis pas assez inquiété des causes de ta mélancolie…

– Mais dites-nous donc, mon enfant, reprit Clémence, qui a pu changer en tristesse cette joie si pure, si légitime, que vous éprouviez d’abord?

– Hélas! une circonstance bien funeste et bien imprévue!…

– Quelle circonstance?…

– Vous vous rappelez, mon père…, dit Fleur-de-Marie, ne pouvant vaincre un frémissement d’horreur, vous vous rappelez la scène terrible qui a précédé notre départ de Paris… lorsque votre voiture a été arrêtée près de la barrière?

– Oui…, répondit tristement Rodolphe. Brave Chourineur!… Après m’avoir encore une fois sauvé la vie, il est mort là… devant nous… en disant: «Le ciel est juste… j’ai tué, on me tue!…»

– Eh bien!… mon père, au moment où ce malheureux expirait, savez-vous qui j’ai vu… me regarder fixement?… Oh! ce regard… ce regard… il m’a toujours poursuivie depuis, ajouta Fleur-de-Marie en frissonnant.

– Quel regard? De qui parles-tu? s’écria Rodolphe.

– De l’ogresse du tapis-franc…, murmura Fleur-de-Marie.

– Ce monstre! tu l’as revu? Et où cela?

– Vous ne l’avez pas aperçue dans la taverne où est mort le Chourineur? Elle se trouvait parmi les femmes qui l’entouraient.

– Ah! maintenant, dit Rodolphe avec accablement, je comprends… Déjà frappée de terreur par le meurtre du Chourineur, tu auras cru voir quelque chose de providentiel dans cette affreuse rencontre!!!

– Il n’est que trop vrai, mon père; à la vue de l’ogresse, je ressentis un froid mortel; il me sembla que sous son regard mon cœur, jusqu’alors rayonnant de bonheur et d’espoir, se glaçait tout à coup. Oui, rencontrer cette femme au moment même où le Chourineur mourait en disant: «Le ciel est juste!…» cela me parut un blâme providentiel de mon orgueilleux oubli du passé, que je devais expier à force d’humiliation et de repentir.

– Mais le passé, on te l’a imposé; tu n’en peux répondre devant Dieu!

– Vous avez été contrainte… enivrée… malheureuse enfant.

– Une fois précipitée malgré toi dans cet abîme, tu ne pouvais plus en sortir, malgré tes remords, ton épouvante et ton désespoir, grâce à l’atroce indifférence de cette société dont tu étais victime. Tu te voyais à jamais enchaînée dans cet antre; il a fallu, pour t’en arracher, le hasard qui t’a placée sur mon chemin.

– Et puis enfin, mon enfant, votre père vous le dit, vous étiez victime et non complice de cette infamie! s’écria Clémence.

– Mais cette infamie… je l’ai subie… ma mère, reprit douloureusement Fleur-de-Marie. Rien ne peut anéantir ces affreux souvenirs… Sans cesse ils me poursuivent, non plus comme autrefois au milieu des paisibles habitants d’une ferme, ou des femmes dégradées, mes compagnes de Saint-Lazare… mais ils me poursuivront jusque dans ce palais… peuplé de l’élite de l’Allemagne… Ils me poursuivent enfin jusque dans les bras de mon père, jusque sur les marches de son trône.

Et Fleur-de-Marie fondit en larmes.

Rodolphe et Clémence restèrent muets devant cette effrayante expression d’un remords invincible; ils pleuraient aussi, car ils sentaient l’impuissance de leurs consolations.

– Depuis lors, reprit Fleur-de-Marie en essuyant ses larmes, à chaque instant du jour, je me dis avec une honte amère: «On m’honore, on me révère; les personnes les plus éminentes, les plus vénérables, m’entourent de respects; aux yeux de toute une cour, la sœur d’un empereur a daigné rattacher mon bandeau sur mon front… et j’ai vécu dans la fange de la Cité, tutoyée par des voleurs et des assassins!»

«Oh! mon père, pardonnez-moi; mais plus ma position s’est élevée… plus j’ai été frappée de la dégradation profonde où j’étais tombée; à chaque hommage qu’on me rend, je me sens coupable d’une profanation; songez-y donc, mon Dieu! après avoir été ce que j’ai été… souffrir que des vieillards s’inclinent devant moi… souffrir que de nobles jeunes filles, que des femmes justement respectées se trouvent flattées de m’entourer… souffrir enfin que des princesses, doublement augustes et par l’âge et par leur caractère sacerdotal, me comblent de prévenances et d’éloges… cela n’est-il pas impie et sacrilège! Et puis, si vous saviez, mon père, ce que j’ai souffert, ce que je souffre encore chaque jour en me disant: «Si Dieu voulait que le passé fût connu… avec quel mépris mérité on traiterait celle qu’à cette heure on élève si haut!…» Quelle juste et effrayante punition!

– Mais, malheureuse enfant, ma femme et moi nous connaissons le passé… nous sommes dignes de notre rang, et pourtant nous te chérissons… nous t’adorons.

– Vous avez pour moi l’aveugle tendresse d’un père et d’une mère…

– Tout le bien que tu as fait depuis ton séjour ici? Et cette institution belle et sainte, cet asile ouvert par toi aux orphelines et aux pauvres filles abandonnées, ces soins admirables d’intelligence et de dévouement dont tu les entoures? Ton insistance à les appeler tes sœurs, à vouloir qu’elles t’appellent ainsi, puisque en effet tu les traites en sœurs?… n’est-ce donc rien pour la rédemption de fautes qui ne furent pas les tiennes?… Enfin l’affection que te témoigne la digne abbesse de Sainte-Hermangilde, qui ne te connaît que depuis ton arrivée ici, ne la dois-tu pas absolument à l’élévation de ton esprit, à la beauté de ton âme, à ta piété sincère?

– Tant que les louanges de l’abbesse de Sainte-Hermangilde ne s’adressent qu’à ma conduite présente, j’en jouis sans scrupule, mon père; mais lorsqu’elle cite mon exemple aux demoiselles nobles qui sont en religion dans l’abbaye, mais lorsque celles-ci voient en moi un modèle de toutes les vertus, je me sens mourir de confusion, comme si j’étais complice d’un mensonge indigne.

Après un assez long silence, Rodolphe reprit avec un abattement douloureux:

– Je le vois, il faut désespérer de te persuader: les raisonnements sont impuissants contre une conviction d’autant plus inébranlable qu’elle a sa source dans un sentiment généreux et élevé, puisque à chaque instant tu jettes un regard sur le passé. Le contraste de ces souvenirs et de ta position présente doit être en effet pour toi un supplice continuel… Pardon, à mon tour, pauvre enfant.

– Vous, mon bon père, me demander pardon!… Et de quoi, grand Dieu?

– De n’avoir pas prévu tes susceptibilités… D’après l’excessive délicatesse de ton cœur, j’aurais dû les deviner… Et pourtant… que pouvais-je faire?… Il était de mon devoir de te reconnaître solennellement pour ma fille… alors ces respects, dont l’hommage t’est si douloureux, venaient nécessairement t’entourer…

69
{"b":"125191","o":1}