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– Ça nous regardera tous les deux.

– Non, moi seul… tonnerre!… À moi les Bédouins!

– À la bonne heure; j’aime mieux vous entendre parler ainsi que comme tout à l’heure… Allez, Chourineur… nous serons de vrais frères; et puis vous pourrez nous entretenir de vos chagrins s’ils durent encore, car j’aurai les miens. La journée d’aujourd’hui comptera longtemps dans ma vie, allez… On ne voit pas sa mère, sa sœur… comme je les ai vues… sans que ça vous revienne à l’esprit… Nous nous ressemblons, vous et moi, dans trop de choses, pour qu’il ne nous soit pas bon d’être ensemble. Nous ne boudons au danger ni l’un ni l’autre; eh bien! nous serons moitié fermiers, moitié soldats… Il y a de la chasse là-bas… nous chasserons… Si vous voulez vivre seul chez vous, vous y vivrez, et nous voisinerons… sinon… nous logerons tous ensemble. Nous élèverons les enfants comme de braves gens, et vous serez quasi leur oncle… puisque nous serons frères. Ça vous va-t-il? dit Martial en tendant la main au Chourineur.

– Ça me va, mon brave Martial… Et puis enfin… le chagrin me tuera ou je le tuerai… comme on dit.

– Il ne vous tuera pas… Nous vieillirons là-bas dans notre désert, et tous les soirs nous dirons: «Frère… merci à M. Rodolphe…» Ça sera notre prière pour lui…

– Tenez, Martial… vous me mettez du baume dans le sang…

– À la bonne heure… Ce bête de rêve… vous n’y pensez plus, j’espère?

– Je tâcherai…

– Ah çà!… vous venez nous prendre à quatre heures: la diligence part à cinq.

– C’est convenu… Mais nous voici bientôt à Paris; je vais arrêter le fiacre. J’irai à pied jusqu’à la barrière de Charenton; j’attendrai M. Rodolphe pour le voir passer.

La voiture s’arrêta; le Chourineur descendit.

– N’oubliez pas… à quatre heures… mon bon camarade, dit Martial.

– À quatre heures!…

Le Chourineur avait oublié qu’on était au lendemain de la mi-carême; aussi, fut-il étrangement surpris du spectacle à la fois bizarre et hideux qui s’offrit à sa vue lorsqu’il eut parcouru une partie du boulevard extérieur, qu’il suivait pour se rendre à la barrière de Charenton.

III Le doigt de Dieu

Le Chourineur, au bout de quelques instants, se trouvait emporté malgré lui par une foule compacte, torrent populaire qui, descendant du faubourg de la Glacière, s’amoncelait aux abords de cette barrière, pour se rendre ensuite sur le boulevard Saint-Jacques, où allait avoir lieu l’exécution.

Quoiqu’il fît grand jour, on entendait encore au loin la musique retentissante de l’orchestre des guinguettes, où éclatait surtout la vibration sonore des cornets à pistons.

Il faudrait le pinceau de Callot, de Rembrandt ou de Goya pour rendre l’aspect bizarre, hideux, presque fantastique, de cette multitude. Presque tous, hommes, femmes, enfants, étaient vêtus de vieux costumes de mascarades; ceux qui n’avaient pu s’élever jusqu’à ce luxe portaient sur leurs vêtements des guenilles de couleurs tranchantes; quelques jeunes gens étaient affublés de robes de femmes à demi déchirées et souillées de boue; tous ces visages, flétris par la débauche et par le vice, marbrés par l’ivresse, étincelaient d’une joie sauvage en songeant qu’après une nuit de crapuleuse orgie, ils allaient voir mettre à mort deux femmes dont l’échafaud était dressé [25].

Écume fangeuse et fétide de la population de Paris, cette immense cohue se composait de bandits et de femmes perdues qui demandent chaque jour au crime le pain de la journée… et qui chaque soir rentrent largement repus dans leurs tanières [26].

Le boulevard extérieur étant fort resserré à cet endroit, la foule entassée refluait et entravait absolument la circulation. Malgré sa force athlétique, le Chourineur fut obligé de rester presque immobile au milieu de cette masse compacte… Il se résigna… Le prince, partant de la rue Plumet à dix heures, lui avait-on dit, ne devait passer à la barrière de Charenton qu’à onze heures environ, et il n’était que sept heures.

Quoiqu’il eût naguère forcément fréquenté les classes dégradées auxquelles appartenait cette populace, le Chourineur, en se retrouvant au milieu d’elles, éprouvait un dégoût invincible. Poussé par le reflux de la foule jusqu’au mur d’une des guinguettes dont fourmillent ces boulevards, à travers les fenêtres ouvertes, d’où s’échappaient les sons étourdissants d’un orchestre d’instruments de cuivre, le Chourineur assista, malgré lui, à un spectacle étrange…

Dans une vaste salle basse, occupée à l’une de ses extrémités par les musiciens, entourée de bancs et de tables chargées des débris d’un repas, d’assiettes cassées, de bouteilles renversées, une douzaine d’hommes et de femmes déguisés, à moitié ivres, se livraient avec emportement à cette danse folle et obscène appelée le chahut, à laquelle un petit nombre d’habitués de ces lieux ne s’abandonnent qu’à la fin du bal, alors que les gardes municipaux en surveillance se sont retirés.

Parmi les ignobles couples qui figuraient dans cette saturnale, le Chourineur en remarqua deux qui se faisaient surtout applaudir par le cynisme révoltant de leurs poses, de leurs gestes et de leurs paroles…

Le premier couple se composait d’un homme à peu près déguisé en ours au moyen d’une veste et d’un pantalon de peau de mouton noir. La tête de l’animal, sans doute trop gênante à porter, avait été remplacée par une sorte de capuce à longs poils qui recouvrait entièrement le visage; deux trous, à la hauteur des yeux, une large fente à la hauteur de la bouche, permettaient de voir, de parler et de respirer… Cet homme masqué, l’un des prisonniers évadés de la Force (parmi lesquels se trouvaient aussi Barbillon et les deux meurtriers arrêtés chez l’ogresse du tapis-franc au commencement de ce récit), cet homme masqué était Nicolas Martial, le fils, le frère des deux femmes dont l’échafaud était dressé à quelques pas… Entraîné dans cet acte d’insensibilité féroce, d’audacieuse forfanterie, par un de ses compagnons, redoutable bandit, évadé aussi… déguisé aussi… ce misérable osait, à l’aide de ce travestissement, se livrer aux dernières joies du carnaval…

La femme qui dansait avec lui, costumée en vivandière, portait un chapeau de cuir bouilli bossué, à rubans déchirés, une sorte de justaucorps de drap rouge passé, orné de trois rangs de boutons de cuivre à la hussarde, une jupe verte et des pantalons de calicot blanc; ses cheveux noirs tombaient en désordre sur son front; ses traits hâves et plombés respiraient l’effronterie et l’impudeur.

Le vis-à-vis de ces deux danseurs était non moins ignoble.

L’homme, d’une très-grande taille, déguisé en Robert Macaire, avait tellement barbouillé de suie sa figure osseuse qu’il était méconnaissable; d’ailleurs un large bandeau couvrait son œil gauche, et le blanc mat du globe de l’œil droit, se détachant sur cette face noirâtre, la rendait plus hideuse encore. Le bas du visage du Squelette (on l’a déjà reconnu sans doute) disparaissait entièrement dans une haute cravate faite d’un vieux châle rouge. Coiffé, selon la tradition, d’un chapeau gris, râpé, aplati, sordide et sans fond, vêtu d’un habit vert en lambeaux et d’un pantalon garance rapiécé en mille endroits et attaché aux chevilles avec des ficelles, cet assassin, outrant les poses les plus grotesques et les plus cyniques du chahut, lançant de droite, de gauche, en avant, en arrière, ses longs membres durs comme du fer, les dépliait et les repliait avec tant de vigueur et d’élasticité qu’on les eût dits mis en mouvement par des ressorts d’acier…

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