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– C’est égal, voyez-vous, Chourineur… après tout, c’est ma mère… c’est ma sœur.

– Enfin, que voulez-vous… ça est… et, quand les choses sont… il faut bien s’y soumettre… dit le Chourineur en étouffant un soupir.

Après un moment de silence, Martial lui dit cordialement:

– Moi aussi je devrais vous consoler, pauvre garçon… toujours cette tristesse.

– Toujours, Martial…

– Enfin… moi et ma femme… nous comptons qu’une fois hors de Paris… ça vous passera…

– Oui, dit le Chourineur au bout de quelques instants et presque en frissonnant malgré lui, si je sors de Paris…

– Puisque… nous partons ce soir.

– C’est-à-dire vous autres… vous partez ce soir…

– Et vous donc? est-ce que vous changez d’idée maintenant?

– Non…

– Eh bien?

Le Chourineur garda de nouveau le silence, puis il reprit, en faisant un effort sur lui-même:

– Tenez, Martial… vous allez hausser les épaules… mais j’aime autant tout vous dire… S’il m’arrive quelque chose, au moins ça prouvera que je ne me suis pas trompé.

– Qu’y a-t-il donc?

– Quand… M. Rodolphe… nous a fait demander s’il nous conviendrait de partir ensemble pour Alger et d’y être voisins, je n’ai pas voulu vous tromper… ni vous ni votre femme… Je vous ai dit… ce que j’avais été…

– Ne parlons plus de cela… vous avez subi votre peine… vous êtes aussi bon et aussi brave que pas un… Mais je conçois que, comme moi, vous aimiez mieux aller vivre au loin… grâce à notre généreux protecteur… que de rester ici… où, si à l’aise et si honnêtes que nous soyons, on nous reprocherait toujours, à vous un méfait que vous avez payé et dont vous vous repentez pourtant encore… à moi les crimes de mes parents… dont je ne suis pas responsable. Mais de vous à nous… le passé est passé… et bien passé… Soyez tranquille… nous comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous.

– De vous à moi… peut-être… le passé est passé; mais, comme je le disais à M. Rodolphe… voyez-vous, Martial… il y a quelque chose là-haut… et j’ai tué un homme…

– C’est un grand malheur; mais, enfin, dans ce moment-là vous ne vous connaissiez plus… vous étiez comme fou… et puis enfin vous avez sauvé la vie à d’autres personnes… et ça doit vous compter.

– Écoutez, Martial… si je vous parle de mon malheur… voilà pourquoi… Autrefois j’avais souvent un rêve… dans lequel je voyais… le sergent que j’ai tué… Depuis longtemps… je ne l’avais plus… ce rêve… et cette nuit… je l’ai eu…

– C’est un hasard.

– Non… ça m’annonce un malheur pour aujourd’hui.

– Vous déraisonnez, mon bon camarade…

– J’ai un pressentiment que je ne sortirai pas de Paris…

– Encore une fois, vous n’avez pas le sens commun… Votre chagrin de quitter notre bienfaiteur… la pensée de me conduire aujourd’hui à Bicêtre… où de si tristes choses m’attendaient… tout cela vous aura agité cette nuit: alors naturellement votre rêve… vous sera revenu…

Le Chourineur secoua tristement la tête.

– Il m’est revenu juste la veille du départ de M. Rodolphe… car c’est aujourd’hui qu’il part…

– Aujourd’hui?

– Oui… Hier j’ai envoyé un commissionnaire à son hôtel… n’osant pas y aller moi-même… il me l’avait défendu… On a dit que le prince partait ce matin, à onze heures… par la barrière de Charenton. Aussi une fois que nous allons être arrivés à Paris… je me posterai là… pour tâcher de le voir; ça sera la dernière fois!… la dernière!…

– Il paraît si bon, que je comprends bien que vous l’aimiez…

– L’aimer! dit le Chourineur avec une émotion profonde et concentrée, oh! oui… allez… Voyez-vous, Martial… coucher par terre, manger du pain noir… être son chien… mais être où il aurait été, je ne demandais pas plus… C’était trop… il n’a pas voulu.

– Il a été si généreux pour vous!

– Ce n’est pas ça qui fait que je l’aime tant… c’est parce qu’il m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur… Oui, et dans un temps où j’étais farouche comme une bête brute, où je me méprisais comme le rebut de la canaille… lui m’a fait comprendre qu’il y avait encore du bon en moi, puisque, ma peine faite, je m’étais repenti, et qu’après avoir souffert la misère des misères sans voler, j’avais travaillé avec courage pour gagner honnêtement ma vie… sans vouloir de mal à personne, quoique tout le monde m’ait regardé comme un brigand fini, ce qui n’était pas encourageant.

– C’est vrai; souvent pour vous maintenir ou vous mettre dans la bonne route, il ne faut que quelques mots qui vous encouragent et vous relèvent.

– N’est-ce pas, Martial? Aussi quand M. Rodolphe me les a dits, ces mots, dame! voyez-vous, le cœur m’a battu haut et fier. Depuis ce temps-là, je me mettrais dans le feu pour le bien… Que l’occasion vienne, on verrait… Et ça, grâce à qui?… grâce à M. Rodolphe.

– C’est justement parce que vous êtes mille fois meilleur que vous n’étiez que vous ne devez pas avoir de mauvais pressentiments. Votre rêve ne signifie rien.

– Enfin nous verrons. C’est pas que je cherche un malheur exprès… il n’y en a pas pour moi de plus grand que celui qui m’arrive… Ne plus le voir jamais… M. Rodolphe! Moi qui croyais ne plus le quitter… Dans mon espèce, bien entendu… j’aurais été là, à lui corps et âme, toujours prêt… C’est égal, il a peut-être tort… Tenez, Martial, je ne suis qu’un ver de terre auprès de lui… eh bien! quelquefois il arrive que les plus petits peuvent être utiles aux plus grands… Si ça devait être, je ne lui pardonnerais de ma vie de s’être privé de moi.

– Qui sait? un jour peut-être vous le reverrez…

– Oh! non. Il m’a dit: «Mon garçon, il faut que tu me promettes de ne jamais chercher à me revoir; cela me rendra service.» Vous comprenez, Martial, j’ai promis… foi d’homme, je tiendrai… mais c’est dur.

– Une fois là-bas vous oublierez peu à peu ce qui vous chagrine. Nous travaillerons, nous vivrons seuls, tranquilles, comme de bons fermiers, sauf à faire quelquefois le coup de fusil avec les Arabes… Tant mieux! ça nous ira à nous deux ma femme; car elle est crâne, allez, la Louve!

– S’il s’agit de coups de fusil, ça me regardera, Martial! dit le Chourineur un peu moins accablé. Je suis garçon, et j’ai été troupier…

– Et moi braconnier!

– Mais vous… vous avez votre femme et ces deux enfants dont vous êtes comme le père… Moi, je n’ai que ma peau… et, puisqu’elle ne peut plus être bonne à faire un paravent à M. Rodolphe, je n’y tiens guère. Ainsi s’il y a un coup de peigne à se donner, ça me regardera.

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