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– Ma fille, par pitié, écoute-moi.

Fleur-de-Marie se leva droite, pâle, et belle de la majesté d’un malheur incurable.

– Mon père… nous oublions qu’avant de m’épouser… le prince Henri doit connaître ma vie passée.

– Je ne l’avais pas oublié, s’écria Rodolphe; il doit tout savoir… il saura tout…

– Et vous ne voulez pas que je meure… de me voir ainsi dégradée à ses yeux?

– Mais il saura aussi quelle irrésistible fatalité t’a jetée dans l’abîme… mais il saura ta réhabilitation.

– Et il sentira enfin, reprit Clémence en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras, que lorsque je vous appelle ma fille… il peut sans honte vous appeler sa femme…

– Et moi… ma mère… j’aime trop… j’estime trop le prince Henri pour jamais lui donner une main qui a été touchée par les bandits de la Cité…

Peu de temps après cette scène douloureuse, on lisait dans la Gazette officielle de Gerolstein:

«Hier a eu lieu, en l’abbaye grand-ducale de Sainte-Hermangilde, en présence de Son Altesse Royale le grand-duc régnant et de toute la cour, la prise de voile de très-haute et très-puissante princesse Son Altesse Amélie de Gerolstein.

«Le noviciat a été reçu par l’illustrissime et révérendissime seigneur monseigneur Charles-Maxime, archevêque duc d’Oppenheim; monseigneur Annibal-André Montano, des princes de Delphes, évêque de Ceuta in partibus infidelium et nonce apostolique, y a donné le salut et la bénédiction papale.

«Le sermon a été prononcé par le révérendissime seigneur Pierre d’Asfeld, chanoine du chapitre de Cologne, comte du Saint-Empire romain.

«VENI, CREATOR OPTIME.»

VII La profession

RODOLPHE À CLÉMENCE

Gerolstein, 12 janvier 1842 [35]

En me rassurant complètement aujourd’hui sur la santé de votre père, mon amie, vous me faites espérer que vous pourrez, avant la fin de cette semaine, le ramener ici. Je l’avais prévenu que dans la résidence de Rosenfeld, située au milieu des forêts, il serait exposé, malgré toutes les précautions possibles, à l’âpre rigueur de nos froids; malheureusement sa passion pour la chasse a rendu nos conseils inutiles. Je vous en conjure, Clémence, dès que votre père pourra supporter le mouvement de la voiture, partez aussitôt; quittez ce pays sauvage et cette sauvage demeure, seulement habitable pour ces vieux Germains au corps de fer dont la race a disparu.

Je tremble qu’à votre tour vous ne tombiez malade; les fatigues de ce voyage précipité, les inquiétudes auxquelles vous avez été en proie jusqu’à votre arrivée auprès de votre père, toutes ces causes ont dû réagir cruellement sur vous. Que n’ai-je pu vous accompagner!…

Clémence, je vous en supplie, pas d’imprudence; je sais combien vous êtes vaillante et dévouée… je sais de quels soins empressés vous allez entourer votre père; mais il serait aussi désespéré que moi si votre santé s’altérait pendant ce voyage. Je déplore doublement la maladie du comte, car elle vous éloigne de moi dans un moment où j’aurais puisé bien des consolations dans votre tendresse…

La cérémonie de la profession de notre pauvre enfant est toujours fixée à demain… à demain 13 janvier, époque fatale… C’est le TREIZE JANVIER que j’ai tiré l’épée contre mon père…

Ah! mon amie… je m’étais cru pardonné trop tôt… L’enivrant espoir de passer ma vie auprès de vous et de ma fille m’avait fait oublier que ce n’était pas moi, mais elle, qui avait été punie jusqu’à présent, et que mon châtiment était encore à venir.

Et il est venu… lorsqu’il y a six mois l’infortunée nous a dévoilé la double torture de son cœur: sa honte incurable du passé… jointe à son malheureux amour pour Henri…

Ces deux amers et brûlants ressentiments exaltés l’un par l’autre, devaient, par une logique fatale, amener son inébranlable résolution de prendre le voile. Vous le savez, mon amie, en combattant ce dessein de toutes les forces de notre adoration pour elle, nous ne pouvions nous dissimuler que sa digne et courageuse conduite eût été la nôtre. Que répondre à ces mots terribles: «J’aime trop le prince Henri pour lui donner une main touchée par les bandits de la Cité»?

Elle a dû se sacrifier à ses nobles scrupules, au souvenir ineffaçable de sa honte! Elle l’a fait vaillamment… Elle a renoncé aux splendeurs du monde, elle est descendue des marches d’un trône pour s’agenouiller, vêtue de bure, sur la dalle d’une église; elle a croisé ses mains sur sa poitrine, courbé sa tête angélique… ses beaux cheveux blonds que j’aimais tant, et que je conserve comme un trésor, sont tombés tranchés par le fer…

Ô mon amie, vous savez notre émotion déchirante à ce moment lugubre et solennel; cette émotion est, à cette heure, aussi poignante que par le passé… En vous écrivant ces mots, je pleure comme un enfant.

Je l’ai vue ce matin; quoiqu’elle m’ait paru moins pâle que d’habitude, et qu’elle prétende ne pas souffrir… sa santé m’inquiète, mortellement. Hélas! lorsque, sous le voile et le bandeau qui entourent son noble front, je vois ses traits amaigris qui ont la froide blancheur du marbre, et qui font paraître ses grands yeux bleus plus grands encore, je ne puis m’empêcher de songer au doux et pur éclat dont brillait sa beauté lors de notre mariage. Jamais, n’est-ce pas? nous ne l’avions vue plus charmante… notre bonheur semblait rayonner sur son délicieux visage.

Comme je vous le disais, je l’ai vue ce matin; elle n’est pas prévenue que la princesse Juliane se démet volontairement en sa faveur de sa dignité abbatiale: demain donc, jour de sa profession, notre enfant sera élue abbesse, puisqu’il y a unanimité parmi les demoiselles nobles de la communauté pour lui conférer cette dignité [36].

Depuis le commencement de son noviciat, il n’y a qu’une voix sur sa piété, sur sa charité, sur sa religieuse exactitude à remplir toutes les règles de son ordre, dont elle exagère malheureusement les austérités… Elle a exercé dans ce couvent l’influence qu’elle exerce partout, sans y prétendre et en l’ignorant, ce qui en augmente la puissance…

Son entretien de ce matin m’a confirmé ce dont je me doutais; elle n’a pas trouvé dans la solitude du cloître et dans la pratique sévère de la vie monastique le repos et l’oubli… elle se félicite pourtant de sa résolution, qu’elle considère comme l’accomplissement d’un devoir impérieux; mais elle souffre toujours, car elle n’est pas née pour ces contemplations mystiques, au milieu desquelles certaines personnes, oubliant toutes les affections, tous les souvenirs terrestres, se perdent en ravissements ascétiques.

Non, Fleur-de-Marie croit, elle prie, elle se soumet à la rigoureuse et dure observance de son ordre; elle prodigue les consolations les plus évangéliques, les soins les plus humbles aux pauvres femmes malades qui sont traitées dans l’hospice de l’abbaye. Elle a refusé jusqu’à l’aide d’une sœur converse pour le modeste ménage de cette triste cellule froide et nue où nous avons remarqué avec un si douloureux étonnement, vous vous le rappelez, mon amie, les branches desséchées de son petit rosier, suspendues au-dessous de son christ. Elle est enfin l’exemple chéri, le modèle vénéré de la communauté… Mais elle me l’a avoué ce matin, en se reprochant cette faiblesse avec amertume, elle n’est pas tellement absorbée par la pratique et par les austérités de la vie religieuse, que le passé ne lui apparaisse sans cesse non-seulement tel qu’il a été… mais tel qu’il aurait pu être.

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