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«Mon Dieu, mon Dieu, comme je bavarde! Qu’est-ce que vous allez dire, monseigneur? Mais bah! vous êtes si bon… Et puis, voyez-vous, c’est votre faute si je gazouille autant et aussi joyeusement que papa Crétu et Ramonette, qui n’osent plus lutter maintenant de chant avec moi. Allez, monsieur Rodolphe, je vous en réponds, je les mets sur les dents.

«Vous ne nous refuserez pas notre demande, n’est-ce pas, monseigneur? Si vous donnez un nom à notre petite fille chérie, il nous semble que ça lui portera bonheur, que ce sera comme sa bonne étoile. Tenez, monsieur Rodolphe, quelquefois, moi et mon bon Germain, nous nous félicitons presque d’avoir connu la peine, parce que nous sentons doublement combien notre enfant sera heureuse de ne pas savoir ce que c’est que la misère par où nous avons passé.

«Si je finis en vous disant, monsieur Rodolphe, que nous tâchons de secourir par-ci par-là de pauvres gens selon nos moyens, ce n’est pas pour nous vanter, mais pour que vous sachiez que nous ne gardons pas pour nous seuls tout le bonheur que vous nous avez donné. D’ailleurs nous disons toujours à ceux que nous secourons: «Ce n’est pas nous qu’il faut remercier et bénir… c’est M. Rodolphe, l’homme le meilleur, le plus généreux qu’il y ait au monde.» Et ils vous prennent pour une espèce de saint, si ce n’est plus.

«Adieu, monseigneur. Croyez que, lorsque notre petite fille commencera à épeler, le premier mot qu’elle lira sera votre nom, monsieur Rodolphe; et puis après, ceux-ci, que vous avez fait écrire sur ma corbeille de noces:

Travail et sagesse – Honneur et bonheur.

«Grâce à ces quatre mots-là, à notre tendresse et à nos soins, nous espérons, monseigneur, que notre enfant sera toujours digne de prononcer le nom de celui qui a été notre providence et celle de tous les malheureux qu’il a connus.

«Pardon, monseigneur; c’est que j’ai, en finissant, comme de grosses larmes dans les yeux… mais c’est de bonnes larmes… Excusez, s’il vous plaît… ce n’est pas ma faute, mais je n’y vois plus bien clair, et je griffonne…

«J’ai l’honneur, monseigneur, de vous saluer avec autant de respect que de reconnaissance.

«RIGOLETTE, femme GERMAIN.

«P. S. Ah! mon Dieu! monseigneur, en relisant ma lettre, je m’aperçois que j’ai mis bien des fois monsieur Rodolphe. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas? Vous savez bien que, sous un nom ou sous un autre, nous vous respectons et nous vous bénissons la même chose, monseigneur.

V Les souvenirs

– Chère petite Rigolette! dit Clémence attendrie par la lecture que venait de faire Rodolphe. Cette lettre naïve est remplie de sensibilité.

– Sans doute, reprit Rodolphe; on ne pouvait mieux placer un bienfait. Notre protégée est douée d’un excellent naturel; c’est un cœur d’or, et notre chère enfant l’apprécie comme nous, ajouta-t-il en s’adressant à sa fille.

Puis, frappé de sa pâleur et de son accablement, il s’écria:

– Mais qu’as-tu donc?

– Hélas!… quel douloureux contraste entre ma position et celle de Rigolette… «Travail et sagesse. Honneur et bonheur», ces quatre mots disent tout ce qu’a été… tout ce que doit être sa vie… Jeune fille laborieuse et sage, épouse chérie, heureuse mère, femme honorée… telle est sa destinée! tandis que moi…

– Grand dieu! Que dis-tu?

– Grâce… mon bon père; ne m’accusez pas d’ingratitude… mais, malgré votre ineffable tendresse, malgré celle de ma seconde mère, malgré les respects et les splendeurs dont je suis entourée… malgré votre puissance souveraine, ma honte est incurable… Rien ne peut anéantir le passé… Encore une fois, pardonnez-moi, mon père… je vous l’ai caché jusqu’à présent… mais le souvenir de ma dégradation première me désespère et me tue…

– Clémence, vous l’entendez!… s’écria Rodolphe avec désespoir.

– Mais, malheureuse enfant! dit Clémence en prenant affectueusement la main de Fleur-de-Marie dans les siennes, notre tendresse, l’affection de ceux qui vous entourent, et que vous méritez, tout ne vous prouve-t-il pas que ce passé ne doit plus être pour vous qu’un vain et mauvais songe?

– Oh! fatalité… fatalité! reprit Rodolphe. Maintenant je maudis mes craintes, mon silence: cette funeste idée, depuis longtemps enracinée dans son esprit, y a fait à notre insu d’affreux ravages, et il est trop tard pour combattre cette déplorable erreur… Ah! je suis bien malheureux!

– Courage, mon ami, dit Clémence à Rodolphe; vous le disiez tout à l’heure, il vaut mieux connaître l’ennemi qui nous menace… Nous savons maintenant la cause du chagrin de notre enfant, nous en triompherons, parce que nous aurons pour nous la raison, la justice et notre tendresse.

– Et puis enfin parce qu’elle verra que son affliction, si elle était incurable, rendrait la nôtre incurable aussi, reprit Rodolphe; car en vérité ce serait à désespérer de toute justice humaine et divine, si cette infortunée n’avait fait que changer de tourments.

Après un assez long silence, pendant lequel Fleur-de-Marie parut se recueillir, elle prit d’une main la main de Rodolphe, de l’autre celle de Clémence et leur dit d’une voix profondément altérée:

– Écoutez-moi, mon bon père… et vous aussi, ma tendre mère… ce jour est solennel… Dieu a voulu, et je l’en remercie, qu’il me fût impossible de vous cacher davantage ce que je ressens… Avant peu d’ailleurs je vous aurais fait l’aveu que vous allez entendre, car toute souffrance a son terme… et, si cachée que fût la mienne, je n’aurais pu vous la taire plus longtemps.

– Ah!… je comprends tout, s’écria Rodolphe; il n’y a plus d’espoir pour elle.

– J’espère dans l’avenir, mon père, et cet espoir me donne la force de vous parler ainsi.

– Et que peux-tu espérer de l’avenir… pauvre enfant, puisque ton sort présent ne te cause que chagrins et amertume?

– Je vais vous le dire, mon père… mais avant, permettez-moi de vous rappeler le passé… de vous avouer devant Dieu qui m’entend ce que j’ai ressenti jusqu’ici.

– Parle… parle, nous t’écoutons, dit Rodolphe, en s’asseyant avec Clémence auprès de Fleur-de-Marie.

– Tant que je suis restée à Paris… auprès de vous, mon père, dit Fleur-de-Marie, j’ai été si heureuse, oh! si complètement heureuse, que ces beaux jours ne seraient pas trop payés par des années de souffrances… Vous le voyez… j’ai du moins connu le bonheur.

– Pendant quelques jours peut-être…

– Oui; mais quelle félicité pure et sans mélange! Vous m’entouriez, comme toujours, des soins les plus tendres! Je me livrais sans crainte aux élans de reconnaissance et d’affection qui à chaque instant emportaient mon cœur vers vous… L’avenir m’éblouissait: un père à adorer, une seconde mère à chérir doublement, car elle devait remplacer la mienne… que je n’avais jamais connue… Et puis… je dois tout avouer, mon orgueil s’exaltait malgré moi, tant j’étais honorée de vous appartenir. Lorsque le petit nombre de personnes de votre maison qui, à Paris, avaient occasion de me parler, m’appelaient Altesse… je ne pouvais m’empêcher d’être fière de ce titre. Si alors je pensais quelquefois vaguement au passé, c’était pour me dire: «Moi, jadis, si avilie, je suis la fille chérie d’un prince souverain que chacun bénit et révère; moi, jadis si misérable, je jouis de toutes les splendeurs du luxe et d’une existence presque royale!» Hélas! que voulez-vous, mon père, ma fortune était si imprévue… votre puissance m’entourait d’un si splendide éclat, que j’étais excusable, peut-être de me laisser aveugler ainsi.

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