Литмир - Электронная Библиотека

– Mais qu’importe tout cela aujourd’hui? le crime est découvert.

– Et grâce à qui? Était-ce ma faute si ma lettre était une arme à deux tranchants? Pourquoi as-tu été assez faible, assez niais pour livrer cette arme terrible… à cette infernale Cecily?

– Tais-toi… ne prononce pas ce nom! s’écria Jacques Ferrand avec une expression effrayante.

– Soit… je ne veux pas te rendre épileptique… tu vois bien qu’en ne comptant que sur la justice ordinaire… nos précautions mutuelles étaient suffisantes… Mais la justice extraordinaire de celui qui nous tient en son pouvoir redoutable procède autrement…

– Oh! je ne le sais que trop.

– Il croit, lui, que couper la tête aux criminels ne répare pas suffisamment le mal qu’ils ont fait… Avec les preuves qu’il a en mains, il nous livrait tous deux aux tribunaux. Qu’en résultait-il? Deux cadavres tout au plus bons à engraisser l’herbe du cimetière!

– Oh! oui, ce sont des larmes, des angoisses, des tortures, qu’il lui faut à ce prince, à ce démon. Mais, je ne le connais pas, moi; mais je ne lui ai jamais fait de mal. Pourquoi s’acharne-t-il ainsi sur moi?

– D’abord il prétend se ressentir du bien et du mal qu’on fait aux autres hommes, qu’il appelle naïvement ses frères; et puis il connaît lui, ceux à qui tu as fait du mal, et il te punit à sa manière.

– Mais de quel droit?

– Voyons, Jacques, entre nous, ne parlons pas de droit: il avait le pouvoir de te faire judiciairement couper la tête. Qu’en serait-il résulté? Tes deux seuls parents sont morts, l’État profitait de ta fortune au détriment de ceux que tu avais dépouillés. Au contraire, en mettant ta vie au prix de ta fortune, Morel le lapidaire, le père de Louise, que tu as déshonorée, se trouve, lui et sa famille, désormais à l’abri du besoin. Mme de Fermont, la sœur de M. de Renneville prétendu suicidé, retrouve ses cent mille écus; Germain, que tu avais faussement accusé de vol, est réhabilité et mis en possession d’une place honorable et assurée, à la tête de la Banque des travailleurs sans ouvrage, qu’on te force de fonder pour réparer et expier les outrages que tu as commis contre la société. Entre scélérats on peut s’avouer cela; mais franchement, au point de vue de celui qui nous tient entre ses serres, la société n’aurait rien gagné à ta mort, elle gagne beaucoup à ta vie.

– Et c’est cela qui cause ma rage… et ce n’est pas là ma seule torture!…

– Le prince le sait bien. Maintenant que va-t-il décider de nous? Je l’ignore. Il nous a promis la vie sauve si nous exécutions aveuglément ses ordres, il tiendra sa promesse. Mais s’il ne croit pas nos crimes suffisamment expiés, il saura bien faire que la mort soit mille fois préférable à la vie qu’il nous laisse. Tu ne le connais pas. Quand il se croit autorisé à être inexorable, il n’est pas de bourreau plus féroce. Il faut qu’il ait le diable à ses ordres pour avoir découvert ce que j’étais allé faire en Normandie. Du reste, il a plus d’un démon à son service, car cette Cecily, que la foudre écrase!…

– Encore une fois, tais-toi, pas ce nom, pas ce nom!

– Si, si, que la foudre écrase celle qui porte ce nom! c’est elle qui a tout perdu. Notre tête serait en sûreté sur nos épaules sans ton imbécile amour pour cette créature.

Au lieu de s’emporter, Jacques Ferrand répondit avec un profond abattement:

– La connais-tu, cette femme? Dis? l’as-tu jamais vue?

– Jamais. On la dit belle, je le sais.

– Belle! répondit le notaire en haussant les épaules. Tiens, ajouta-t-il avec une sorte d’amertume désespérée, tais-toi, ne parle pas de ce que tu ignores. Ne m’accuse pas. Ce que j’ai fait, tu l’aurais fait à ma place.

– Moi! mettre ma vie à la merci d’une femme!

– De celle-là, oui, et je le ferais de nouveau, si j’avais à espérer ce qu’un moment j’ai espéré.

– Par l’enfer!… il est encore sous le charme, s’écria Polidori stupéfait.

– Écoute, reprit le notaire d’une voix calme, basse, et pour ainsi dire accentuée çà et là par les élans de désespoir incurable, écoute, tu sais si j’aime l’or? Tu sais ce que j’ai bravé pour en acquérir? Compter dans ma pensée les sommes que je possédais, les voir se doubler par mon avarice, endurer toutes les privations et me savoir maître d’un trésor, c’était ma joie, mon bonheur. Oui, posséder, non pour dépenser, non pour jouir, mais pour thésauriser, c’était ma vie… Il y a un mois, si l’on m’eût dit: «Entre ta fortune et ta tête, choisis», j’aurais livré ma tête.

– Mais à quoi bon posséder, quand on va mourir?

– Demande-moi donc alors: «À quoi bon posséder quand on n’use pas de ce qu’on possède?» Moi, millionnaire, menais-je la vie d’un millionnaire? Non, je vivais comme un pauvre. J’aimais donc à posséder… pour posséder.

– Mais, encore une fois, à quoi bon posséder si l’on meurt?

– À mourir en possédant! oui, à jouir jusqu’au dernier moment de la jouissance qui vous a fait tout braver, privations, infamie, échafaud; oui, à dire encore, la tête sur le billot: «Je possède!!!» Oh! vois-tu, la mort est douce, comparée aux tourments que l’on endure en se voyant, de son vivant, dépossédé comme je le suis, dépossédé de ce qu’on a amassé au prix de tant de peine, de tant de dangers! Oh! se dire à chaque heure, à chaque minute du jour: «Moi qui avais plus d’un million, moi qui ai souffert les plus rudes privations pour conserver, pour augmenter ce trésor, moi qui, dans dix ans, l’aurais eu doublé, triplé, je n’ai plus rien, rien!» C’est atroce! c’est mourir, non pas chaque jour, mais c’est mourir à chaque minute du jour. Oui, à cette horrible agonie qui doit durer des années peut-être, j’aurais préféré mille fois la mort rapide et sûre qui vous atteint avant qu’une parcelle de votre trésor vous ait été enlevée; encore une fois, au moins je serais mort en disant: «Je possède!»

Polidori regarda son complice avec un profond étonnement.

– Je ne te comprends plus. Alors pourquoi as-tu obéi aux ordres de celui qui n’a qu’à dire un mot pour que ta tête tombe? Pourquoi as-tu préféré la vie sans ton trésor, si cette vie te semble si horrible?

– C’est que, vois-tu, ajouta le notaire d’une voix de plus en plus basse, mourir, c’est ne plus penser, mourir, c’est le néant. Et Cecily?

– Et tu espères? s’écria Polidori stupéfait.

– Je n’espère pas, je possède.

– Quoi?

– Le souvenir.

– Mais tu ne dois jamais la revoir, mais elle a livré ta tête.

– Mais je l’aime toujours, et plus frénétiquement que jamais, moi! s’écria Jacques Ferrand avec une explosion de larmes, de sanglots, qui contrastèrent avec le calme morne de ses dernières paroles. Oui, reprit-il dans une effrayante exaltation, je l’aime toujours, et je ne veux pas mourir, afin de pouvoir me plonger et me replonger encore avec un atroce plaisir dans cette fournaise où je me consume à petit feu. Car tu ne sais pas, cette nuit, cette nuit où je l’ai vue si belle, si passionnée, si enivrante, cette nuit est toujours présente à mon souvenir. Ce tableau d’une volupté terrible est là, toujours là, devant mes yeux. Qu’ils soient ouverts ou fermés par un assoupissement fébrile ou par une insomnie ardente, je vois toujours son regard noir et enflammé qui fait bouillir la moelle de mes os. Je sens toujours son souffle sur mon front. J’entends toujours sa voix.

2
{"b":"125191","o":1}