Vous le savez, mon ami, mon père est le meilleur des hommes, mais il est d’une inflexible ténacité de volonté lorsqu’il s’agit de ce qu’il regarde comme son devoir; jugez de mes angoisses, de mes craintes. Quoique la démarche qu’il va tenter soit, après tout, franche et honorable, elle ne m’en inquiète pas moins. Comment le grand-duc accueillera-t-il cette folle demande? N’en sera-t-il pas choqué, et la princesse Amélie ne sera-t-elle pas aussi blessée que j’aie laissé mon père prendre une résolution pareille sans son agrément?
Ah! mon ami, plaignez-moi, je ne sais que penser. Il me semble que je contemple un abîme et que le vertige me saisit…
Je termine à la hâte cette longue lettre; bientôt je vous écrirai. Encore une fois, plaignez-moi, car en vérité je crains de devenir fou si la fièvre qui m’agite dure longtemps encore. Adieu, adieu, tout à vous de cœur et à toujours.
HENRI D’H. O.
Maintenant nous conduirons le lecteur au palais de Gerolstein, habité par Fleur-de-Marie depuis son retour de France.
IV La princesse Amélie
L’appartement occupé par Fleur-de-Marie (nous ne l’appellerons la princesse Amélie qu’officiellement) dans le palais grand-ducal avait été meublé, par les soins de Rodolphe, avec un goût et une élégance extrêmes.
Du balcon de l’oratoire de la jeune fille on découvrait au loin les deux tours du couvent de Sainte-Hermangilde, qui, dominant d’immenses massifs de verdure, étaient elles-mêmes dominées par une haute montagne boisée, au pied de laquelle s’élevait l’abbaye. Par une belle matinée d’été, Fleur-de-Marie laissait errer ses regards sur ce splendide paysage qui s’étendait au loin. Coiffée en cheveux, elle portait une robe montante d’étoffe printanière blanche à petites raies bleues; un large col de batiste très-simple, rabattu sur ses épaules, laissait voir les deux bouts et le nœud d’une petite cravate de soie du même bleu que la ceinture de sa robe.
Assise dans un grand fauteuil d’ébène sculpté, à haut dossier de velours cramoisi, le coude soutenu par un des bras de ce siège, la tête un peu baissée, elle appuyait sa joue sur le revers de sa petite main blanche, légèrement veinée d’azur.
L’attitude languissante de Fleur-de-Marie, sa pâleur, la fixité de son regard, l’amertume de son demi-sourire révélaient une mélancolie profonde.
Au bout de quelques moments, un soupir profond, douloureux, souleva son sein. Laissant alors retomber la main où elle appuyait sa joue, elle inclina davantage encore sa tête sur sa poitrine. On eût dit que l’infortunée se courbait sous le poids de quelque grand malheur.
À cet instant une femme d’un âge mûr, d’une physionomie grave et distinguée, vêtue avec une élégante simplicité, entra presque timidement dans l’oratoire et toussa légèrement pour attirer l’attention de Fleur-de-Marie.
Celle-ci, sortant de sa rêverie, releva vivement la tête et dit en saluant avec un mouvement plein de grâce:
– Que voulez-vous, ma chère comtesse?
– Je viens prévenir Votre Altesse que monseigneur la prie de l’attendre; car il va se rendre ici dans quelques minutes, répondit la dame d’honneur de la princesse Amélie avec une formalité respectueuse.
– Aussi je m’étonnais de n’avoir pas encore embrassé mon père aujourd’hui; j’attends avec tant d’impatience sa visite de chaque matin!… Mais j’espère que je ne dois pas à une indisposition de Mlle d’Harneim le plaisir de vous voir deux jours de suite au palais, ma chère comtesse?
– Que Votre Altesse n’ait aucune inquiétude à ce sujet; Mlle d’Harneim m’a priée de la remplacer aujourd’hui; demain elle aura l’honneur de reprendre son service auprès de Votre Altesse, qui daignera peut-être excuser ce changement.
– Certainement, car je n’y perdrai rien; après avoir eu le plaisir de vous voir deux jours de suite, ma chère comtesse, j’aurai pendant deux autres jours Mlle d’Harneim auprès de moi.
– Votre Altesse nous comble, répondit la dame d’honneur en s’inclinant de nouveau; son extrême bienveillance m’encourage à lui demander une grâce!
– Parlez… parlez; vous connaissez mon empressement à vous être agréable…
– Il est vrai que depuis longtemps Votre Altesse m’a habituée à ses bontés; mais il s’agit d’un sujet tellement pénible, que je n’aurais pas le courage de l’aborder, s’il ne s’agissait d’une action très-méritante; aussi j’ose compter sur l’indulgence extrême de Votre Altesse.
– Vous n’avez nullement besoin de mon indulgence, ma chère comtesse; je suis toujours très-reconnaissante des occasions que l’on me donne de faire un peu de bien.
– Il s’agit d’une pauvre créature qui malheureusement avait quitté Gerolstein avant que Votre Altesse eût fondé son œuvre si utile et si charitable pour les jeunes filles orphelines ou abandonnées, que rien ne défend contre les mauvaises passions.
– Et qu’a-t-elle fait? Que réclamez-vous pour elle?
– Son père, homme très-aventureux, avait été chercher fortune en Amérique, laissant sa femme et sa fille dans une existence assez précaire. La mère mourut; la fille, âgée de seize ans à peine, livrée à elle-même, quitta le pays pour suivre à Vienne un séducteur, qui la délaissa bientôt. Ainsi que cela arrive toujours, ce premier pas dans le sentier du vice conduisit cette malheureuse à un abîme d’infamie; en peu de temps elle devint, comme tant d’autres misérables, l’opprobre de son sexe…
Fleur-de-Marie baissa les yeux, rougit et ne put cacher un léger tressaillement qui n’échappa pas à sa dame d’honneur. Celle-ci, craignant d’avoir blessé la chaste susceptibilité de la princesse en l’entretenant d’une telle créature, reprit avec embarras:
– Je demande mille pardons à Votre Altesse, je l’ai choquée sans doute, en attirant son attention sur une existence si flétrie; mais l’infortunée manifeste un repentir si sincère… que j’ai cru pouvoir solliciter pour elle un peu de pitié.
– Et vous avez eu raison. Continuez… je vous en prie, dit Fleur-de-Marie en surmontant sa douloureuse émotion; tous les égarements sont en effet dignes de pitié, lorsque le repentir leur succède.
– C’est ce qui est arrivé dans cette circonstance, ainsi que je l’ai fait observer à Votre Altesse. Après deux années de cette vie abominable, la grâce toucha cette abandonnée… Saisie d’un tardif remords, elle est revenue ici. Le hasard a fait qu’en arrivant elle a été se loger dans une maison qui appartient à une digne veuve, dont la douceur et la pitié sont populaires. Encouragée par la pieuse bonté de la veuve, la pauvre créature lui a avoué ses fautes, ajoutant qu’elle ressentait une juste horreur pour sa vie passée, et qu’elle achèterait au prix de la pénitence la plus rude le bonheur d’entrer dans une maison religieuse où elle pourrait expier ses égarements et mériter leur rédemption. La digne veuve à qui elle fit cette confidence, sachant que j’avais l’honneur d’appartenir à Votre Altesse, m’a écrit pour me recommander cette malheureuse qui, par la toute-puissante intervention de Votre Altesse auprès de la princesse Juliane, supérieure de l’abbaye, pourrait espérer d’entrer sœur converse au couvent de Sainte-Hermangilde; elle demande comme une faveur d’être employée aux travaux les plus pénibles, pour que sa pénitence soit plus méritoire. J’ai voulu entretenir plusieurs fois cette femme avant de me permettre d’implorer pour elle la pitié de Votre Altesse, et je suis fermement convaincue que son repentir sera durable. Ce n’est ni le besoin ni l’âge qui la ramène au bien; elle a dix-huit ans à peine, elle est très-belle encore, et possède une petite somme d’argent qu’elle veut affecter à une œuvre charitable, si elle obtient la faveur qu’elle sollicite.