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– Je ne puis vous croire, me dit-elle; mon père vous traite presque comme un fils, tout le monde vous aime; vous trouver malheureux serait de l’ingratitude.

– Eh bien! lui dis-je sans pouvoir vaincre mon émotion, ce n’est pas de l’ennui, c’est du chagrin, oui, c’est un profond chagrin que j’éprouve.

– Et pourquoi? Que vous est-il arrivé? me demanda-t-elle avec intérêt.

– Tout à l’heure, ma cousine, vous m’avez dit que votre père me traitait comme un fils… qu’ici tout le monde m’aimait… Eh bien! avant peu il me faudra renoncer à ces affections si précieuses, il faudra enfin… quitter Gerolstein, et je vous l’avoue, cette pensée me désespère.

– Et le souvenir de ceux qui nous sont chers… n’est-ce donc rien, mon cousin?

– Sans doute… mais les années, mais les événements amènent tant de changements imprévus!

– Il est du moins des affections qui ne sont pas changeantes: celle que mon père vous a toujours témoignée… celle que je ressens pour vous est de ce nombre, vous le savez bien; on est frère et sœur… pour ne jamais s’oublier, ajouta-t-elle en levant sur moi ses grands yeux bleus humides de larmes.

Ce regard me bouleversa, je fus sur le point de me trahir; heureusement je me contins.

– Il est vrai que les affections durent, lui dis-je avec embarras; mais les positions changent… Ainsi, ma cousine, quand je reviendrai dans quelques années, croyez-vous qu’alors cette intimité, dont j’apprécie tout le charme, puisse encore durer?

– Pourquoi ne durerait-elle pas?

– C’est qu’alors vous serez sans doute mariée, ma cousine… vous aurez d’autres devoirs… et vous aurez oublié votre pauvre frère.

Je vous le jure, mon ami, je ne lui dis rien de plus; j’ignore encore si elle vit dans ces mots un aveu qui l’offensa, ou si elle fut comme moi douloureusement frappée des changements inévitables que l’avenir devait nécessairement apporter à nos relations; mais, au lieu de me répondre, elle resta un moment silencieuse, accablée; puis, se levant brusquement, la figure pâle, altérée, elle sortit après avoir regardé pendant quelques secondes la tapisserie de la jeune comtesse d’Oppenheim, une de ses dames d’honneur, qui travaillait dans l’embrasure d’une des fenêtres du salon où avait lieu notre entretien.

Le soir même de ce jour, je reçus de mon père une nouvelle lettre qui me rappelait précipitamment ici. Le lendemain matin j’allai prendre congé du grand-duc; il me dit que ma cousine était un peu souffrante, qu’il se chargerait de mes adieux pour elle; il me serra paternellement dans ses bras, regrettant, ajouta-t-il, mon prompt départ, et surtout que ce départ fût causé par les inquiétudes que me donnait la santé de mon père; puis, me rappelant avec la plus grande bonté ses conseils au sujet de la nouvelle carrière qu’il m’engageait très-instamment à embrasser, il ajouta qu’au retour de mes missions, ou pendant mes congés, il me reverrait toujours à Gerolstein avec un vif plaisir.

Heureusement, à mon arrivée ici, je trouvai l’état de mon père un peu amélioré; il est encore alité, et toujours d’une grande faiblesse, mais il ne me donne plus d’inquiétude sérieuse. Malheureusement il s’est aperçu de mon abattement, de ma sombre taciturnité; plusieurs fois, mais en vain, il m’a déjà supplié de lui confier la cause de mon morne chagrin. Je n’oserais, malgré son aveugle tendresse pour moi; vous savez sa sévérité au sujet de tout ce qui lui paraît manquer de franchise et de loyauté.

Hier je le veillais; seul auprès de lui, le croyant endormi, je n’avais pu retenir mes larmes, qui coulaient silencieusement en songeant à mes beaux jours de Gerolstein. Il me vit pleurer, car il sommeillait à peine, et j’étais complètement absorbé par ma douleur; il m’interrogea avec la plus touchante bonté; j’attribuai ma tristesse aux inquiétudes que m’avait données sa santé, mais, il ne fut pas dupe de cette défaite.

Maintenant que vous savez tout, mon bon Maximilien, dites, mon sort est-il assez désespéré?… Que faire?… Que résoudre?…

Ah! mon ami, je ne puis vous dire mon angoisse. Que va-t-il arriver, mon Dieu?… Tout est à jamais perdu! Je suis le plus malheureux des hommes, si mon père ne renonce pas à son projet.

Voici ce qui vient d’arriver:

Tout à l’heure, je terminais cette lettre, lorsqu’à mon grand étonnement, mon père, que je croyais couché, est entré dans son cabinet, où je vous écrivais; il vit sur son bureau mes quatre premières grandes pages déjà remplies, j’étais à la fin de celle-ci.

– À qui écris-tu si longuement? me demanda-t-il en souriant.

– À Maximilien, mon père.

– Oh! me dit-il avec une expression d’affectueux reproche, je sais qu’il a toute ta confiance… Il est bien heureux, lui!

Il prononça ces derniers mots d’un ton si douloureusement navré que, touché de son accent, je lui répondis en lui donnant ma lettre presque sans réflexion:

– Lisez, mon père…

Mon ami, il a tout lu. Savez-vous ce qu’il m’a dit ensuite, après être resté quelque temps méditatif?

– Henri, je vais écrire au grand-duc ce qui s’est passé pendant votre séjour à Gerolstein.

– Mon père, je vous en conjure, ne faites pas cela.

– Ce que vous racontez à Maximilien est-il scrupuleusement vrai?

– Oui, mon père.

– En ce cas, jusqu’ici votre conduite a été loyale… Le prince l’appréciera. Mais il ne faut pas qu’à l’avenir vous vous montriez indigne de sa noble confiance, ce qui arriverait si, abusant de son offre, vous retourniez plus tard à Gerolstein dans l’intention peut-être de vous faire aimer de sa fille.

– Mon père… pouvez-vous penser…?

– Je pense que vous aimez avec passion, et que la passion est tôt ou tard une mauvaise conseillère.

– Comment! mon père, vous écrirez au prince que…

– Que vous aimez éperdument votre cousine.

– Au nom du ciel! mon père, je vous en supplie, n’en faites rien!

– Aimez-vous votre cousine?

– Je l’aime avec idolâtrie, mais…

Mon père m’interrompit.

– En ce cas, je vais écrire au grand-duc et lui demander pour vous la main de sa fille…

– Mais, mon père, une telle prétention est insensée de ma part!

– Il est vrai… Néanmoins je dois faire franchement cette demande au prince, en lui exposant les raisons qui m’imposent cette démarche. Il vous a accueilli avec la plus loyale hospitalité, il s’est montré pour vous d’une bonté paternelle, il serait indigne de moi et de vous de le tromper. Je connais l’élévation de son âme, il sera sensible à mon procédé d’honnête homme; s’il refuse de vous donner sa fille, comme cela est presque indubitable, il saura du moins qu’à l’avenir, si vous retourniez à Gerolstein, vous ne devez plus vivre avec elle dans la même intimité. Vous m’avez, mon enfant, ajouta mon père avec bonté, librement montré la lettre que vous écriviez à Maximilien. Je suis maintenant instruit de tout; il est de mon devoir d’écrire au grand-duc… et je vais lui écrire à l’instant même.

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