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Pendant cette soirée, je remarquai une circonstance qui vous paraîtra puérile, mais qui m’a été une nouvelle preuve de l’intérêt que cette jeune fille inspire à tous. Son bandeau de perles s’étant un peu dérangé, l’archiduchesse Sophie, à qui elle donnait alors le bras, eut la bonté de vouloir lui replacer elle-même ce bijou sur le front. Or, pour qui connaît la hauteur proverbiale de l’archiduchesse, une telle prévenance de sa part semble à peine croyable. Du reste, la princesse Amélie, que j’observais attentivement à ce moment, parut à la fois si confuse, si reconnaissante, je dirais presque si embarrassée de cette gracieuse attention, que je crus voir briller une larme dans ses yeux.

Telle fut, mon ami, ma première soirée à Gerolstein. Si je vous l’ai racontée avec tant de détails, c’est que presque toutes ces circonstances ont eu plus tard pour moi leurs conséquences.

Maintenant, j’abrégerai; je ne vous parlerai que de quelques faits principaux relatifs à mes fréquentes entrevues avec ma cousine et son père.

Le surlendemain de cette fête, je fus du très-petit nombre de personnes invitées à la célébration du mariage du grand-duc avec Mme la marquise d’Harville. Jamais je ne vis la physionomie de la princesse Amélie plus radieuse et plus sereine que pendant cette cérémonie. Elle contemplait son père et la marquise avec une sorte de religieux ravissement qui donnait un nouveau charme à ses traits; on eût dit qu’ils reflétaient le bonheur ineffable du prince et de Mme d’Harville.

Ce jour-là, ma cousine fut très-gaie, très-causante. Je lui donnai le bras dans une promenade que l’on fit après dîner dans les jardins du palais, magnifiquement illuminés. Elle me dit, à propos du mariage de son père:

– Il me semble que le bonheur de ceux que nous chérissons nous est encore plus doux que notre propre bonheur; car il y a toujours une nuance d’égoïsme dans la jouissance de notre félicité personnelle.

Si je vous cite entre mille cette réflexion de ma cousine, mon ami, c’est pour que vous jugiez du cœur de cette créature adorable, qui a, comme son père, le génie de la bonté.

Quelques jours après le mariage du grand-duc, j’eus avec lui une assez longue conversation; il m’interrogea sur le passé, sur mes projets d’avenir; il me donna les conseils les plus sages, les encouragements les plus flatteurs, me parla même de plusieurs de ses projets de gouvernement avec une confiance dont je fus aussi fier que flatté; enfin, que vous dirai-je? un moment, l’idée la plus folle me traversa l’esprit: je crus que le prince avait deviné mon amour, et que dans cet entretien il voulait m’étudier, me pressentir, et peut-être m’amener à un aveu…

Malheureusement, cet espoir insensé ne dura pas longtemps: le prince termina la conversation en me disant que le temps des grandes guerres était fini; que je devais profiter de mon nom, de mes alliances, de l’éducation que j’avais reçue et de l’étroite amitié qui unissait mon père au prince de M. Premier ministre de l’empereur, pour parcourir la carrière diplomatique au lieu de la carrière militaire, ajoutant que toutes les questions qui se décidaient autrefois sur les champs de bataille se décideraient désormais dans les congrès; que bientôt les traditions tortueuses et perfides de l’ancienne diplomatie feraient place à une politique large et humaine, en rapport avec les véritables intérêts des peuples, qui de jour en jour avaient davantage la conscience de leurs droits; qu’un esprit élevé, loyal et généreux pourrait avoir avant quelques années un noble et grand rôle à jouer dans les affaires politiques, et faire ainsi beaucoup de bien. Il me proposait enfin le concours de sa souveraine protection pour me faciliter les abords de la carrière qu’il m’engageait instamment à parcourir.

Vous comprenez, mon ami, que si le prince avait eu le moindre projet sur moi, il ne m’eût pas fait de telles ouvertures. Je le remerciai de ses offres avec une vive reconnaissance, en ajoutant que je sentais tout le prix de ses conseils, et que j’étais décidé à les suivre.

J’avais d’abord mis la plus grande réserve dans mes visites au palais; mais, grâce à l’insistance du grand-duc, j’y vins bientôt presque chaque jour vers les trois heures. On y vivait dans toute la charmante simplicité de nos cours germaniques. C’était la vie des grands châteaux d’Angleterre, rendue plus attrayante par la simplicité cordiale, la douce liberté des mœurs allemandes. Lorsque le temps le permettait, nous faisions de longues promenades à cheval avec le grand-duc, la grande-duchesse, ma cousine, et les personnes de leur maison. Lorsque nous restions au palais, nous nous occupions de musique, je chantais avec la grande-duchesse et ma cousine, dont la voix avait un timbre d’une pureté, d’une suavité sans égales, et que je n’ai jamais pu entendre sans me sentir remué jusqu’au fond de l’âme. D’autres fois, nous visitions en détail les merveilleuses collections de tableaux et d’objets d’art, ou les admirables bibliothèques du prince, qui, vous le savez, est un des hommes les plus savants et les plus éclairés de l’Europe; assez souvent je revenais dîner au palais, et, les jours d’Opéra, j’accompagnais au théâtre la famille grand-ducale.

Chaque jour passait comme un songe; peu à peu ma cousine me traita avec une familiarité toute fraternelle; elle ne me cachait pas le plaisir qu’elle éprouvait à me voir, elle me confiait tout ce qui l’intéressait; deux ou trois fois elle me pria de l’accompagner lorsqu’elle allait avec la grande-duchesse visiter ses jeunes orphelines; souvent aussi elle me parlait de mon avenir avec une maturité de raison, avec un intérêt sérieux et réfléchi qui me confondait de la part d’une jeune fille de son âge; elle aimait aussi beaucoup à s’informer de mon enfance, de ma mère, hélas! toujours si regrettée. Chaque fois que j’écrivais à mon père, elle me priait de la rappeler à son souvenir; puis, comme elle brodait à ravir, elle me remit un jour pour lui une charmante tapisserie à laquelle elle avait longtemps travaillé. Que vous dirai-je, mon ami? un frère et une sœur, se retrouvant après de longues années de séparation, n’eussent pas joui d’une intimité plus douce. Du reste, lorsque, par le plus grand des hasards, nous restions seuls, l’arrivée d’un tiers ne pouvait jamais changer le sujet ou même l’accent de notre conversation.

Vous vous étonnerez peut-être, mon ami, de cette fraternité entre deux jeunes gens, surtout en songeant aux aveux que je vous fais; mais plus ma cousine me témoignait de confiance et de familiarité, plus je m’observais, plus je me contraignais, de peur de voir cesser cette adorable familiarité. Et puis, ce qui augmentait encore ma réserve, c’est que la princesse mettait dans ses relations avec moi tant de franchise, tant de noble confiance, et surtout si peu de coquetterie, que je suis presque certain qu’elle a toujours ignoré ma violente passion. Il me reste un léger doute à ce sujet, à propos d’une circonstance que je vous raconterai tout à l’heure.

Si cette intimité fraternelle avait dû toujours durer, peut-être ce bonheur m’eût suffi; mais par cela même que j’en jouissais avec délices, je songeais que bientôt mon service ou la carrière que le prince m’engageait à parcourir m’appellerait à Vienne ou à l’étranger; je songeais enfin que prochainement peut-être le grand-duc penserait à marier sa fille d’une manière digne d’elle…

Ces pensées me devinrent d’autant plus pénibles que le moment de mon départ approchait. Ma cousine remarqua bientôt le changement qui s’était opéré en moi. La veille du jour où je la quittai, elle me dit que depuis quelque temps, elle me trouvait sombre, préoccupée. Je tâchai d’éluder ces questions, j’attribuai ma tristesse à un vague ennui.

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