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DIXIÈME PARTIE

I La toilette

À Bicêtre, un sombre corridor percé çà et là de quelques fenêtres grillées, sortes de soupiraux situés un peu au-dessus du sol d’une cour supérieure, conduisait au cachot des condamnés à mort.

Ce cachot ne prenait de jour que par un large guichet pratiqué à la partie supérieure de la porte, qui ouvrait sur le passage à peine éclairé dont nous avons parlé.

Dans ce cabanon au plafond écrasé, aux murs humides et verdâtres, au sol dallé de pierres froides comme les pierres du sépulcre, sont renfermées la femme Martial et sa fille Calebasse.

La figure anguleuse de la veuve du supplicié se détache, dure, impassible et blafarde comme un masque de marbre, au milieu de la demi-obscurité qui règne dans le cachot.

Privée de l’usage de ses mains, car par-dessus sa robe noire elle porte la camisole de force, sorte de longue casaque de grosse toile grise lacée derrière le dos, et dont les manches se terminent et se ferment en forme de sac, elle demande qu’on lui ôte son bonnet, se plaignant d’une vive chaleur à la tête… Ses cheveux gris tombent épars sur ses épaules. Assise au bord de son lit, ses pieds reposant sur la dalle, elle regarde fixement sa fille Calebasse, séparée d’elle par la largeur du cachot…

Celle-ci, à demi couchée et vêtue aussi de la camisole de force, s’adosse au mur. Elle a la tête baissée sur sa poitrine, l’œil fixe, la respiration saccadée. Sauf un léger tremblement convulsif, qui de temps à autre agite sa mâchoire inférieure, ses traits paraissent assez calmes, malgré leur pâleur livide.

Dans l’intérieur et à l’extrémité du cachot, auprès de la porte, au-dessous du guichet ouvert, un vétéran décoré, à figure rude et basanée, au crâne chauve, aux longues moustaches grises, et assis sur une chaise. Il garde à vue les condamnées.

– Il fait un froid glacial ici!… et pourtant les yeux me brûlent… et puis j’ai soif… toujours soif… dit Calebasse au bout de quelques instants. Puis, s’adressant au vétéran, elle ajouta: De l’eau, s’il vous plaît, monsieur…

Le vieux soldat se leva, prit sur un escabeau un broc d’étain plein d’eau, en remplit un verre, s’approcha de Calebasse et la fit boire lentement, la camisole de force empêchant la condamnée de se servir de ses mains.

Après avoir bu avec avidité, elle dit:

– Merci, monsieur.

– Voulez-vous boire? demanda le soldat à la veuve.

Celle-ci répondit par un signe négatif.

Le vétéran alla se rasseoir.

Il se fit un nouveau silence.

– Quelle heure est-il, monsieur? demanda Calebasse.

– Bientôt quatre heures et demie, dit le soldat.

– Dans trois heures! reprit Calebasse avec un sourire sardonique et sinistre, faisant allusion au moment fixé pour son exécution, dans trois heures…

Elle n’osa pas achever.

La veuve haussa les épaules… Sa fille comprit sa pensée et reprit:

– Vous avez plus de courage que moi… ma mère… Vous ne faiblissez jamais… vous…

– Jamais!

– Je le sais bien… je le vois bien… Votre figure est aussi tranquille que si vous étiez assise au coin du feu de notre cuisine… occupée à coudre… Ah! il est loin, ce bon temps-là!… il est loin!…

– Bavarde!

– C’est vrai… au lieu de rester là à penser… sans rien dire… j’aime mieux parler… j’aime mieux…

– T’étourdir… poltronne!

– Quand cela serait, ma mère, tout le monde n’a pas votre courage, non plus… J’ai fait ce que j’ai pu pour vous imiter; je n’ai pas écouté le prêtre, parce que vous ne le vouliez pas. Ça n’empêche pas que j’ai peut-être eu tort… car enfin… ajouta la condamnée en frissonnant, après… qui sait?… et après… c’est bientôt… c’est… dans…

– Dans trois heures.

– Comme vous dites cela froidement, ma mère!… Mon Dieu! mon Dieu! c’est pourtant vrai… dire que nous sommes là… toutes les deux… que nous ne sommes pas malades, que nous ne voudrions pas mourir… et que, pourtant, dans trois heures…

– Dans trois heures, tu auras fini en vraie Martial. Tu auras vu noir… voilà tout… Hardi, ma fille!

– Cela n’est pas beau de parler ainsi à votre fille, dit le vieux soldat d’une voix lente et grave; vous auriez mieux fait de lui laisser écouter le prêtre.

La veuve haussa de nouveau les épaules avec un dédain farouche et reprit en s’adressant à Calebasse sans seulement tourner la tête du côté du vétéran:

– Courage, ma fille… nous montrerons que des femmes ont plus de cœur que ces hommes… avec leurs prêtres… Les lâches!

– Le commandant Leblond était le plus brave officier du 3e chasseurs à pied… Je l’ai vu, criblé de blessures à la brèche de Saragosse… mourir en faisant le signe de la croix, dit le vétéran.

– Vous étiez donc son sacristain? lui demanda la veuve en poussant un éclat de rire sauvage.

– J’étais son soldat… répondit doucement le vétéran. C’était seulement pour vous dire qu’on peut, au moment de mourir… prier sans être lâche…

Calebasse regarda attentivement cet homme au visage basané, type parfait et populaire du soldat de l’empire; une profonde cicatrice sillonnait sa joue gauche et se perdait dans sa large moustache grise. Les simples paroles de ce vétéran, dont les traits, les blessures et le ruban rouge semblaient annoncer la bravoure calme et éprouvée par les batailles, frappèrent profondément la fille de la veuve.

Elle avait refusé les consolations du prêtre encore plus par fausse honte et par crainte des sarcasmes de sa mère que par endurcissement. Dans sa pensée incertaine et mourante, elle opposa aux railleries sacrilèges de la veuve l’assentiment du soldat. Forte de ce témoignage, elle crut pouvoir écouter sans lâcheté des instincts religieux auxquels des hommes intrépides avaient obéi.

– Au fait, reprit-elle avec angoisse, pourquoi n’ai-je pas voulu entendre le prêtre?… Il n’y avait pas de faiblesse à cela… D’ailleurs ça m’aurait étourdie… et puis… enfin… après… qui sait?

– Encore! dit la veuve d’un ton de mépris écrasant. Le temps manque… c’est dommage… tu serais religieuse. L’arrivée de ton frère Martial achèvera ta conversion. Mais il ne viendra pas, l’honnête homme… le bon fils!

Au moment où la veuve prononçait ces paroles, l’énorme serrure de la prison retentit bruyamment, et la porte s’ouvrit:

– Déjà! s’écria Calebasse en faisant un bon convulsif. Ô mon Dieu! on a avancé l’heure! on nous trompait!

Et ses traits commençaient à se décomposer d’une manière effrayante.

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