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– Vous avez été si malade, monsieur, lui dit le docteur, qu’on vous a transporté ici… à la campagne. Vous avez eu une fièvre très-violente, le délire.

– Oui, oui… je me souviens de la dernière chose avant ma maladie; j’étais à parler avec ma fille et… qui donc, qui donc?… Ah! un homme bien généreux, M. Rodolphe… il m’avait empêché d’être arrêté. Depuis, par exemple, je ne me souviens de rien.

– Votre maladie s’était compliquée d’une absence de mémoire, dit le médecin. La vue de votre fille, de votre femme, de vos amis, vous l’a rendue.

– Et chez qui suis-je donc ici?

– Chez un ami de M. Rodolphe, se hâta de dire Germain; on avait songé que le changement d’air vous serait utile.

– À merveille, dit tout bas le docteur; et s’adressant à un surveillant il ajouta: Envoyez le fiacre au bout de la ruelle du jardin, afin qu’il n’ait pas à traverser les cours et à sortir par la grande porte.

Ainsi que cela arrive quelquefois dans les cas de folie, Morel n’avait aucunement le souvenir et la conscience de l’aliénation dont il avait été atteint.

Quelques moments après, appuyé sur le bras de sa femme, de sa fille, et accompagné d’un élève chirurgien que, pour plus de prudence, le docteur avait commis à sa surveillance jusqu’à Paris, Morel montait en fiacre et quittait Bicêtre sans soupçonner qu’il y avait été enfermé comme fou.

– Vous croyez ce pauvre homme complètement guéri? disait Mme Georges au docteur, qui la reconduisait jusqu’à la grande porte de Bicêtre.

– Je le crois, madame, et j’ai voulu exprès le laisser sous l’heureuse influence de ce rapprochement avec sa famille: j’aurais craint de l’en séparer. Du reste l’un de mes élèves ne le quittera pas et indiquera le régime à suivre. Tous les jours j’irai le visiter jusqu’à ce que sa guérison soit tout à fait consolidée; car non-seulement il m’intéresse beaucoup, mais il m’a encore été très-particulièrement recommandé, à son entrée à Bicêtre, par le chargé d’affaires du grand-duché de Gerolstein.

Germain et sa mère échangèrent un coup d’œil significatif.

– Je vous remercie, monsieur, dit Mme Georges, de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu me faire visiter ce bel établissement, et je me félicite d’avoir assisté à la scène touchante que votre savoir avait si habilement prévue et annoncée.

– Et moi, madame, je me félicite doublement de ce succès, qui rend un si excellent homme à la tendresse de sa famille.

Encore tout émus de ce qu’ils venaient de voir, Mme Georges, Rigolette et Germain reprirent le chemin de Paris, ainsi que M. et Mme Pipelet.

Au moment où le docteur Herbin rentrait dans les cours, il rencontra un employé supérieur de la maison qui lui dit:

– Ah! mon cher monsieur Herbin, vous ne sauriez vous imaginer à quelle scène je viens d’assister. Pour un observateur comme vous, c’eût été une source inépuisable.

– Comment donc? quelle scène?

– Vous savez que nous avons ici deux femmes condamnées à mort, la mère et la fille, qui seront exécutées demain?

– Sans doute.

– Eh bien! de ma vie je n’ai vu une audace et un sang-froid pareils à celui de la mère. C’est une femme infernale.

– N’est-ce pas cette veuve Martial qui a montré tant de cynisme dans les débats?

– Elle-même.

– Et qu’a-t-elle fait encore?

– Elle avait demandé à être enfermée dans le même cabanon que sa fille jusqu’au moment de leur exécution. On avait accédé à sa demande. Sa fille, beaucoup moins endurcie qu’elle, paraît s’amollir à mesure que le moment fatal approche, tandis que l’assurance diabolique de la veuve augmente encore, s’il est possible. Tout à l’heure le vénérable aumônier de la prison est entré dans leur cachot pour leur offrir les consolations de la religion. La fille se préparait à les accepter, lorsque sa mère, sans perdre un moment son sang-froid glacial, l’a accablée, elle et l’aumônier, de si indignes sarcasmes, que ce vénérable prêtre a dû quitter le cachot après avoir en vain tenté de faire entendre quelques saintes paroles à cette femme indomptable.

– À la veille de monter à l’échafaud! une telle audace est vraiment effrayante, dit le docteur.

– Du reste, on dirait une de ces familles poursuivies par la fatalité antique. Le père est mort sur l’échafaud, un autre fils est au bagne, un autre, aussi condamné à mort, s’est dernièrement évadé. Le fils aîné seul et deux jeunes enfants ont échappé à cette épouvantable contagion. Pourtant cette femme a fait demander à ce fils aîné, le seul honnête homme de cette exécrable race, de venir demain matin recevoir ses dernières volontés.

– Quelle entrevue!

– Vous n’êtes pas curieux d’y assister?

– Franchement non. Vous connaissez mes principes au sujet de la peine de mort, et je n’ai pas besoin d’un si affreux spectacle pour m’affermir encore dans ma manière de voir. Si cette terrible femme porte son caractère indomptable jusque sur l’échafaud, quel déplorable exemple pour le peuple!

– Il y a encore quelque chose dans cette double exécution qui me paraît très-singulier, c’est le jour qu’on a choisi pour la faire.

– Comment?

– C’est aujourd’hui la mi-carême.

– Eh bien?

– Demain l’exécution a lieu à sept heures. Or, des bandes de gens déguisés, qui auront passé cette nuit dans les bals de barrières, se croiseront nécessairement, en rentrant dans Paris, avec le funèbre cortège.

– Vous avez raison, ce sera un contraste hideux.

– Sans compter que de la place de l’exécution, barrière Saint-Jacques, on entendra au loin la musique des guinguettes environnantes, car, pour fêter le dernier jour du carnaval, on danse dans ces cabarets jusqu’à dix et onze heures du matin.

Le lendemain le soleil se leva radieux, éblouissant.

À quatre heures du matin, plusieurs piquets d’infanterie et de cavalerie vinrent entourer et garder les abords de Bicêtre.

Nous conduirons le lecteur dans le cabanon où se trouvaient réunies la veuve du supplicié et sa fille Calebasse.

Fin de la neuvième partie

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