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– Je me charge de votre protégée, dit Fleur-de-Marie en contenant difficilement son trouble, tant sa vie passée offrait de ressemblance avec celle de la malheureuse en faveur de qui on la sollicitait; puis elle ajouta: Le repentir de cette infortunée est trop louable pour ne pas l’encourager.

– Je ne sais comment exprimer ma reconnaissance à Votre Altesse. J’osais à peine espérer qu’elle daignât s’intéresser si charitablement à une pareille créature…

– Elle a été coupable, elle se repent…, dit Fleur-de-Marie avec un accent de commisération et de tristesse indicible; il est juste d’avoir pitié d’elle… Plus ses remords sont sincères, plus ils doivent être douloureux, ma chère comtesse…

– J’entends, je crois, monseigneur, dit tout à coup la dame d’honneur sans remarquer l’émotion profonde et croissante de Fleur-de-Marie.

En effet, Rodolphe entra dans un salon qui précédait l’oratoire, tenant à la main un énorme bouquet de roses.

À la vue du prince, la comtesse se retira discrètement. À peine eut-elle disparu que Fleur-de-Marie se jeta au cou de son père, appuya son front sur son épaule et resta ainsi quelques secondes sans parler.

– Bonjour… bonjour, mon enfant chérie, dit Rodolphe en serrant sa fille dans ses bras avec effusion sans s’apercevoir encore de sa tristesse. Vois donc ce buisson de roses… quelle belle moisson j’ai faite ce matin pour toi! C’est ce qui m’a empêché de venir plus tôt. J’espère que je ne t’ai jamais apporté un plus magnifique bouquet… Tiens.

Et le prince, ayant toujours son bouquet à la main, fit un léger mouvement en arrière pour se dégager des bras de sa fille et la regarder; mais, la voyant fondre en larmes, il jeta le bouquet sur une table, prit les mains de Fleur-de-Marie dans les siennes et s’écria:

– Tu pleures, mon Dieu! qu’as-tu donc?

– Rien… rien… mon bon père…, dit Fleur-de-Marie en essuyant ses larmes et tâchant de sourire à Rodolphe.

– Je t’en conjure, dis-moi ce que tu as… Qui peut t’avoir attristée?

– Je vous assure, mon père, qu’il n’y a pas de quoi vous inquiéter… La comtesse était venue solliciter mon intérêt pour une pauvre femme si intéressante… si malheureuse… que malgré moi je me suis attendrie à son récit.

– Bien vrai?… Ce n’est que cela…

– Ce n’est que cela, reprit Fleur-de-Marie en prenant sur une table les fleurs que Rodolphe avait jetées. Mais comme vous me gâtez! ajouta-t-elle… quel bouquet magnifique! Et quand je pense que chaque jour… vous m’en apportez un pareil… cueilli par vous…

– Mon enfant, dit Rodolphe en contemplant sa fille avec anxiété, tu me caches quelque chose… Ton sourire est douloureux, contraint. Je t’en conjure, dis-moi ce qui t’afflige… Ne t’occupe pas de ce bouquet.

– Oh! vous le savez ce bouquet est ma joie de chaque matin, et puis j’aime tant les roses… Je les ai toujours tant aimées… Vous vous souvenez, ajouta-t-elle avec un sourire navrant, vous vous souvenez de mon pauvre petit rosier!… dont j’ai toujours gardé les débris…

À cette pénible allusion au temps passé, Rodolphe s’écria:

– Malheureuse enfant! mes soupçons seraient-ils fondés?… Au milieu de l’éclat qui t’environne, songerais-tu encore quelquefois à cet horrible temps?… Hélas! j’avais cru cependant te le faire oublier à force de tendresse!

– Pardon, pardon, mon père! Ces paroles m’ont échappé. Je vous afflige…

– Je m’afflige, pauvre ange, dit tristement Rodolphe, parce que ces retours vers le passé doivent être affreux pour toi… parce qu’ils empoisonneraient ta vie si tu avais la faiblesse de t’y abandonner.

– Mon père… c’est par hasard… Depuis notre arrivée ici, c’est la première fois…

– C’est la première fois que tu m’en parles… oui… mais ce n’est peut-être pas la première fois que ces pensées te tourmentent… Je m’étais aperçu de tes accès de mélancolie, et quelquefois j’accusais le passé de causer ta tristesse… Mais, faute de certitude, je n’osais pas même essayer de combattre la funeste influence de ces ressouvenirs, de t’en montrer le néant, l’injustice; car si ton chagrin avait eu une autre cause, si le passé avait été pour toi ce qu’il doit être, un vain et mauvais songe, je risquais d’éveiller en toi les idées pénibles que je voulais détruire…

– Combien vous êtes bon!… Combien ces craintes témoignent encore de votre ineffable tendresse!

– Que veux-tu… ma position était si difficile, si délicate… Encore une fois, je ne te disais rien, mais j’étais sans cesse préoccupé de ce qui te touchait… En contractant ce mariage qui comblait tous mes vœux, j’avais aussi cru donner une garantie de plus à ton repos. Je connaissais trop l’excessive délicatesse de ton cœur pour espérer que jamais… jamais tu ne songerais plus au passé; mais je me disais que si par hasard ta pensée s’y arrêtait, tu devais, en te sentant maternellement chérie par la noble femme qui t’a connue et aimée au plus profond de ton malheur, tu devais, dis-je, regarder le passé comme suffisamment expié par tes atroces misères et être indulgente ou plutôt juste envers toi-même; car enfin ma femme a droit par ses rares qualités aux respects de tous, n’est-ce pas? Eh bien! dès que tu es pour elle une fille, une sœur chérie, ne dois-tu pas être rassurée? Son tendre attachement n’est-il pas une réhabilitation complète? Ne te dit-il pas qu’elle sait comme toi que tu as été victime et non coupable, qu’on ne peut enfin te reprocher que le malheur… qui t’a accablée dès ta naissance! Aurais-tu même commis de grandes fautes, ne seraient-elles pas mille fois expiées, rachetées par tout ce que tu as fait de bien, par tout ce qui s’est développé d’excellent et d’adorable en toi?…

– Mon père…

– Oh! je t’en prie, laisse-moi te dire ma pensée entière, puisqu’un hasard, qu’il faudra bénir sans doute, a amené cet entretien. Depuis longtemps je le désirais et je le redoutais à la fois… Dieu veuille qu’il ait un succès salutaire!… J’ai à te faire oublier tant d’affreux chagrins; j’ai à remplir auprès de toi une mission si auguste, si sacrée, que j’aurais eu le courage de sacrifier à ton repos mon amour pour Mme d’Harville… mon amitié pour Murph, si j’avais pensé que leur présence t’eût trop douloureusement rappelé le passé.

– Oh! mon bon père, pouvez-vous le croire?… Leur présence, à eux, qui savent… ce que j’étais… et qui pourtant m’aiment tendrement, ne personnifie-t-elle pas au contraire l’oubli et le pardon?… Enfin, mon père, ma vie entière n’eût-elle pas été désolée si pour moi vous aviez renoncé à votre mariage avec Mme d’Harville?

– Oh! je n’aurais pas été seul à vouloir ce sacrifice s’il avait dû assurer ton bonheur… Tu ne sais pas quel renoncement Clémence s’était déjà volontairement imposé?… Car elle aussi comprend toute l’étendue de mes devoirs envers toi.

– Vos devoirs envers moi, mon Dieu! Et qu’ai-je fait pour mériter autant?

– Ce que tu as fait, pauvre ange aimé?… Jusqu’au moment où tu m’as été rendue, ta vie n’a été qu’amertume, misère, désolation… et tes souffrances passées je me les reproche comme si je les avais causées! Aussi, lorsque je te vois souriante, satisfaite, je me crois pardonné… Mon seul but, mon seul vœu est de te rendre aussi idéalement heureuse que tu as été infortunée, de t’élever autant que tu as été abaissée, car il me semble que les derniers vestiges du passé s’effacent lorsque les personnes les plus éminentes, les plus honorables, te rendent les respects qui te sont dus.

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