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– Il en est un autre, mon enfant… oui… et cet avenir est aussi doux et aussi riant, aussi heureux que celui du couvent est morne et sinistre!

– Que dites-vous, mon père?

– Écoute-moi à mon tour… Tu sens bien que je t’aime trop, que ma tendresse est trop clairvoyante pour que ton amour et celui d’Henri m’aient échappé; au bout de quelques jours, je fus certain qu’il t’aimait, plus encore peut-être que tu ne l’aimes…

– Mon père… non… non… c’est impossible, il ne m’aime pas à ce point.

– Il t’aime, te dis-je… Il t’aime avec passion, avec délire.

– Ô mon Dieu! Mon Dieu!

– Écoute encore… lorsque je t’ai fait cette plaisanterie du portrait, j’ignorais qu’Henri dût venir bientôt voir sa tante à Gerolstein. Lorsqu’il y vint, je cédai au penchant qu’il m’a toujours inspiré; je l’invitai à nous voir souvent… Jusqu’alors, je l’avais traité comme mon fils, je ne changeai rien à ma manière d’être envers lui… Au bout de quelques jours, Clémence et moi nous ne pûmes douter de l’attrait que vous éprouviez l’un pour l’autre… Si ta position était plus douloureuse, ma pauvre enfant, la mienne aussi était pénible, et surtout d’une délicatesse extrême… Comme père, sachant les rares et excellentes qualités d’Henri, je ne pouvais qu’être profondément heureux de votre attachement, car jamais je n’aurais pu rêver un époux plus digne de toi.

– Ah! mon père… pitié! pitié!

– Mais, comme homme d’honneur, je songeais au triste passé de mon enfant… Aussi, loin d’encourager les espérances d’Henri, dans plusieurs entretiens je lui donnai des conseils absolument contraires à ceux qu’il aurait dû attendre de moi si j’avais songé à lui accorder ta main. Dans des conjonctures si délicates, comme père et comme homme d’honneur, je devais garder une neutralité rigoureuse, ne pas encourager l’amour de ton cousin, mais le traiter avec la même affabilité que par le passé… Tu as été jusqu’ici si malheureuse, mon enfant chérie, que, te voyant pour ainsi dire te ranimer sous l’influence de ce noble et pur amour, pour rien au monde je n’aurais voulu te ravir ces joies divines et rares. En admettant même que cet amour dût être brisé plus tard… tu aurais au moins connu quelques jours d’innocent bonheur… Et puis, enfin… cet amour pouvait assurer ton repos à venir…

– Mon repos?

– Écoute encore… Le père d’Henri, le prince Paul, vient de m’écrire; voici sa lettre… Quoiqu’il regarde cette alliance comme une faveur inespérée… il me demande ta main pour son fils, qui, me dit-il, éprouve pour toi l’amour le plus respectueux et le plus passionné.

– Ô mon Dieu! Mon Dieu! dit Fleur-de-Marie, en cachant son visage dans ses mains, j’aurais pu être si heureuse!

– Courage, ma fille bien-aimée! Si tu le veux, ce bonheur est à toi! s’écria tendrement Rodolphe.

– Oh! jamais!… Jamais!… Oubliez-vous?…

– Je n’oublie rien… Mais que demain tu entres au couvent, non-seulement je te perds à jamais… mais tu me quittes pour une vie de larmes et d’austérités… Eh bien! te perdre pour te perdre… qu’au moins je te sache heureuse et mariée à celui que tu aimes… et qui t’adore.

– Mariée avec lui… moi, mon père!…

– Oui… mais à la condition que, sitôt après votre mariage, contracté ici la nuit, sans d’autres témoins que Murph pour toi et que le baron de Graün pour Henri, vous partirez tous deux pour aller dans quelque tranquille retraite de Suisse ou d’Italie, vivre inconnus, en riches bourgeois. Maintenant, ma fille chérie, sais-tu pourquoi je me résigne à t’éloigner de moi? Sais-tu pourquoi je désire qu’Henri quitte son titre une fois hors de l’Allemagne? C’est que je suis sûr qu’au milieu d’un bonheur solitaire, concentrée dans une existence dépouillée de tout faste, peu à peu tu oublieras cet odieux passé, qui t’est surtout pénible parce qu’il contraste amèrement avec les cérémonieux hommages dont à chaque instant tu es entourée.

– Rodolphe a raison, s’écria Clémence. Seule avec Henri, continuellement heureuse de son bonheur et du vôtre, il ne vous restera pas le temps de songer à vos chagrins d’autrefois, mon enfant.

– Puis, comme il me serait impossible d’être longtemps sans te voir, chaque année Clémence et moi nous irons vous visiter.

– Et un jour… lorsque la plaie dont vous souffrez tant, pauvre petite, sera cicatrisée… lorsque vous aurez trouvé l’oubli dans le bonheur… et ce moment arrivera plus tôt que vous ne le pensez… vous reviendrez près de nous pour ne plus nous quitter!

– L’oubli dans le bonheur!… murmura Fleur-de-Marie qui, malgré elle, se laissait bercer par ce songe enchanteur.

– Oui… oui, mon enfant, reprit Clémence, lorsqu’à chaque instant du jour vous vous verrez bénie, respectée, adorée par l’époux de votre choix, par l’homme dont votre père vous a mille fois vanté le cœur noble et généreux… aurez-vous le loisir de songer au passé? Et, lors même que vous y songeriez… comment ce passé vous attristerait-il? Comment vous empêcherait-il de croire à la radieuse félicité de votre mari?

– Enfin c’est vrai… car dis-moi, mon enfant, reprit Rodolphe, qui pouvait à peine contenir des larmes de joie en voyant sa fille ébranlée, en présence de l’idolâtrie de ton mari pour toi… lorsque tu auras la conscience et la preuve du bonheur qu’il te doit… quels reproches pourras-tu te faire?

– Mon père…, dit Fleur-de-Marie, oubliant le passé pour cette espérance ineffable, tant de bonheur me serait-il encore réservé?

– Ah! j’en étais bien sûr! s’écria Rodolphe dans un élan de joie triomphante, est-ce qu’après tout un père qui le veut… ne peut pas rendre au bonheur son enfant adorée?…

– Elle mérite tant… que nous devions être exaucés, mon ami, dit Clémence en partageant le ravissement du prince.

– Épouser Henri… et un jour… passer ma vie entre lui… ma seconde mère… et mon père…, répéta Fleur-de-Marie, subissant de plus en plus la douce ivresse de ces pensées.

– Oui, mon ange aimé, nous serons tous heureux!… Je vais répondre au père d’Henri que je consens au mariage, s’écria Rodolphe en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras avec une émotion indicible. Rassure-toi, notre séparation sera passagère… les nouveaux devoirs que le mariage va t’imposer raffermiront encore tes pas dans cette voie d’oubli et de félicité où tu vas marcher désormais… car, enfin, si un jour tu es mère, ce ne sera pas seulement pour toi qu’il te faudra être heureuse…

– Ah! s’écria Fleur-de-Marie avec un cri déchirant, car ce mot de mère la réveilla du songe enchanteur qui la berçait, mère!… moi? Oh! jamais! Je suis indigne de ce saint nom… Je mourrais de honte devant mon enfant… si je n’étais pas morte de honte devant son père… en lui faisant l’aveu du passé…

– Que dit-elle? mon Dieu! s’écria Rodolphe, foudroyé par ce brusque changement…

– Moi mère! reprit Fleur-de-Marie avec une amertume désespérée, moi respectée, moi bénie par un enfant innocent et candide! Moi autrefois l’objet du mépris de tous! Moi profaner ainsi le nom sacré de mère… oh! jamais… Misérable folle que j’étais de me laisser entraîner à un espoir indigne!…

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