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– Je m’en accuse, mon père, me disait-elle avec cette calme et douce résignation que vous lui connaissez, je m’en accuse, mais je ne puis m’empêcher de songer souvent, que, si Dieu avait voulu m’épargner la dégradation qui a flétri à jamais mon avenir, j’aurais pu vivre toujours auprès de vous, aimée de l’époux de votre choix. Malgré moi, ma vie se partage entre ces douloureux regrets et les effroyables souvenirs de la Cité. En vain je prie Dieu de me délivrer de ces obsessions, de remplir uniquement mon cœur de son pieux amour, de ses saintes espérances, de me prendre enfin tout entière, puisque je veux me donner tout entière à lui… il n’exauce pas mes vœux… sans doute parce que mes préoccupations terrestres me rendent indigne d’entrer en communication avec lui.

– Mais alors, m’écriai-je, saisi d’une folle lueur d’espérance, il en est temps encore, aujourd’hui ton noviciat finit, mais c’est seulement demain qu’aura lieu ta profession solennelle; tu es encore libre, renonce à cette vie si rude et si austère qui ne t’offre pas les consolations que tu attendais; souffrir pour souffrir, viens souffrir dans nos bras, notre tendresse adoucira tes chagrins.

Secouant tristement la tête, elle me répondit avec cette inflexible justesse de raisonnement qui nous a si souvent frappés:

– Sans doute, mon bon père, la solitude est bien triste pour moi… pour moi déjà si habituée à vos tendresses de chaque instant. Sans doute je suis poursuivie par d’amers regrets, de navrants souvenirs; mais au moins j’ai la conscience d’accomplir un devoir… mais je comprends, mais je sais que partout ailleurs qu’ici je serais déplacée; je me retrouverais dans cette condition si cruellement fausse… dont j’ai déjà tant souffert… et pour moi… et pour vous… car j’ai ma fierté aussi. Votre fille sera ce qu’elle doit être… fera ce qu’elle doit faire, subira ce qu’elle doit subir… Demain tous sauraient de quelle fange vous m’avez tirée… qu’en me voyant repentante au pied de la croix on me pardonnerait peut-être le passé en faveur de mon humilité présente… Et il n’en serait pas ainsi, n’est-ce pas? mon bon père, si l’on me voyait, comme il y a quelques mois, briller au milieu des splendeurs de votre cour. D’ailleurs, satisfaire aux justes et sévères exigences du monde, c’est me satisfaire moi-même; aussi je remercie et je bénis Dieu de toute la puissance de mon âme, en songeant que lui seul pouvait offrir à votre fille un asile et une position dignes d’elle et de vous… une position enfin qui ne formât pas un affligeant contraste avec ma dégradation première… et pût mériter le seul respect qui me soit dû… celui que l’on accorde au repentir et à l’humilité sincères.

Hélas! Clémence… que répondre à cela?…

Fatalité! Fatalité! Car cette malheureuse enfant est douée, si cela peut se dire, d’une inexorable logique en tout ce qui touche les délicatesses du cœur et de l’honneur. Avec un esprit et une âme pareils, il ne faut pas songer à pallier, à tourner les positions fausses; il faut en subir les implacables conséquences…

Je l’ai quittée, comme toujours, le cœur brisé.

Sans fonder le moindre espoir sur cette entrevue, qui sera la dernière avant sa profession, je m’étais dit: «Aujourd’hui encore elle peut renoncer au cloître.» Mais vous le voyez, mon amie, sa volonté est irrévocable, et je dois, hélas! en convenir avec elle et répéter ses paroles: «Dieu seul pouvait lui offrir un asile et une position dignes d’elle et de moi.»

Encore une fois, sa résolution est admirablement convenable et logique au point de vue de la société où nous vivons… Avec l’exquise susceptibilité de Fleur-de-Marie, il n’y a pas pour elle d’autre condition possible. Mais, je vous l’ai dit bien souvent, mon amie, si des devoirs sacrés, plus sacrés encore que ceux de la famille, ne me retenaient pas au milieu de ce peuple qui m’aime et dont je suis un peu la providence, je serais allé avec vous, ma fille, Henri et Murph, vivre heureux et obscur dans quelque retraite ignorée. Alors, loin des lois impérieuses d’une société impuissante à guérir les maux qu’elle a faits, nous aurions bien forcé cette malheureuse enfant au bonheur et à l’oubli… tandis qu’ici, au milieu de cet éclat, de ce cérémonial, si restreint qu’il fût, c’était impossible… Mais encore une fois… fatalité! fatalité! je ne puis abdiquer mon pouvoir sans compromettre le bonheur de ce peuple, qui compte sur moi… Braves et dignes gens! qu’ils ignorent toujours ce que leur fidélité me coûte!…

Adieu, tendrement adieu, ma bien-aimée Clémence. Il m’est presque consolant de vous voir aussi affligée que moi du sort de mon enfant, car ainsi je puis dire notre chagrin, et il n’y a pas d’égoïsme dans ma souffrance.

Quelquefois je me demande avec effroi ce que je serais devenu sans vous au milieu de circonstances si douloureuses… Souvent aussi ces pensées m’apitoient encore davantage sur le sort de Fleur-de-Marie… Car vous me restez, vous… Et à elle, que lui reste-t-il?

Adieu encore, et tristement adieu, noble amie, bon ange des jours mauvais. Revenez bientôt; cette absence vous pèse autant qu’à moi…

À vous ma vie et mon amour!… âme et cœur, à vous!

R.

Je vous envoie cette lettre par un courrier; à moins de changement imprévu, je vous en expédierai une autre demain, sitôt après la triste cérémonie. Mille vœux et espoirs à votre père pour son prompt rétablissement. J’oubliais de vous donner des nouvelles du pauvre Henri. Son état s’améliore et ne donne plus de si graves inquiétudes. Son excellent père, malade lui-même, a retrouvé des forces pour le soigner, pour le veiller; miracle d’amour paternel qui ne nous étonne pas, nous autres.

Ainsi donc, amie, à demain… demain, jour sinistre et néfaste pour moi!

À vous encore, à vous toujours.

R.

Abbaye de Sainte-Hermangilde,

quatre heures du matin.

Rassurez-vous, Clémence, rassurez-vous, quoique l’heure à laquelle je vous écris cette lettre et le lieu d’où elle est datée doivent vous effrayer…

Grâce à Dieu, le danger est passé; mais la crise a été terrible…

Hier, après vous avoir écrit, agité par je ne sais quel funeste pressentiment, me rappelant la pâleur, l’air souffrant de ma fille, l’état de faiblesse où elle languit depuis quelque temps, songeant enfin qu’elle devait passer en prières, dans une immense et glaciale église, presque toute cette nuit qui précède sa profession, j’ai envoyé Murph et David à l’abbaye demander à la princesse Juliane de leur permettre de rester jusqu’à demain dans la maison extérieure qu’Henri habitait ordinairement. Ainsi ma fille pouvait avoir de prompts secours et moi de ses nouvelles si, comme je le craignais, les forces lui manquaient pour accomplir cette rigoureuse… je ne veux pas dire cruelle… obligation de rester une nuit de janvier en prières par un froid excessif. J’avais aussi écrit à Fleur-de-Marie que, tout en respectant l’exercice de ses devoirs religieux, je la suppliais de songer à sa santé et de faire sa veillée de prières dans sa cellule et non dans l’église. Voici ce qu’elle m’a répondu:

«Mon bon père, je vous remercie du plus profond de mon cœur de cette nouvelle et tendre preuve de votre intérêt. N’ayez aucune inquiétude; je me crois en état d’accomplir mon devoir. Votre fille, mon bon père, ne peut témoigner ni crainte ni faiblesse. La règle est telle, je dois m’y conformer. En résultât-il quelques souffrances physiques, c’est avec joie que je les offrirais à Dieu. Vous m’approuverez, je l’espère, vous qui avez toujours pratiqué le renoncement et le devoir avec tant de courage. Adieu, mon bon père, je ne vous dirai pas que je vais prier pour vous. En priant Dieu, je vous prie toujours, car il m’est impossible de ne pas vous confondre avec la divinité que j’implore. Vous avez été pour moi sur la terre ce que Dieu, si je le mérite, sera pour moi dans le ciel.

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