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À force de concentrer son esprit dans une incessante méditation, le souvenir de ses crimes passés, privé de toute communication avec le monde extérieur, ses idées finissaient souvent par prendre un corps, par s’imager dans son cerveau, ainsi qu’il l’avait dit à la Chouette; alors lui apparaissaient quelquefois les traits de ses victimes; mais ce n’était pas là de la folie, c’était la puissance du souvenir porté à sa dernière expression.

Ainsi cet homme, encore dans la force de l’âge, d’une constitution athlétique, cet homme qui devait sans doute vivre encore de longues années, cet homme qui jouissait de toute la plénitude de sa raison, devait passer ces longues années parmi les fous, dans un mutisme complet, sinon, s’il était découvert, on le conduisait à l’échafaud pour ses nouveaux meurtres, ou on le condamnait à une réclusion perpétuelle parmi des scélérats pour lesquels il ressentait une horreur qui s’augmentait en raison de son repentir.

Le Maître d’école était assis sur un banc; une forêt de cheveux grisonnants couvraient sa tête hideuse et énorme; accoudé sur un de ses genoux, il appuyait son menton dans sa main. Quoique ce masque affreux fût privé de regard, que deux trous remplaçassent son nez, que sa bouche fût difforme, un désespoir écrasant, incurable, se manifestait encore sur ce visage monstrueux.

Un aliéné d’une figure triste, bienveillante et juvénile, agenouillé devant le Maître d’école, tenait sa robuste main entre les siennes, le regardait avec bonté, et d’une voix douce répétait incessamment ces seuls mots: «Des fraises… des fraises… des fraises…»

– Voilà pourtant, dit gravement le fou savant, la seule conversation que cet idiot sache tenir à l’aveugle. Si chez lui les yeux du corps sont fermés, ceux de l’esprit sont sans doute ouverts, et il me saura gré de me mettre en communication avec lui.

– Je n’en doute pas, dit le docteur pendant que le pauvre insensé à figure mélancolique contemplait l’abominable figure du Maître d’école, avec compassion et répétait de sa voix douce: «Des fraises… des fraises… des fraises…»

– Depuis son entrée ici, ce pauvre fou n’a pas prononcé d’autres paroles que celles-là, dit le docteur à Mme Georges, qui regardait le Maître d’école avec horreur; quel événement se rattache à ces mots, les seuls qu’il dise… c’est ce que je n’ai pu pénétrer…

– Mon Dieu, ma mère, dit Germain à Mme Georges, combien ce malheureux aveugle paraît accablé!…

– C’est vrai, mon enfant, répondit Mme Georges, malgré moi mon cœur se serre… sa vue me fait mal. Oh! qu’il est triste de voir l’humanité sous ce sinistre aspect!

À peine Mme Georges eut-elle prononcé ces mots que le Maître d’école tressaillit; son visage couturé devint pâle sous ses cicatrices; il leva et tourna si vivement la tête du côté de la mère de Germain que celle-ci ne put retenir un cri d’effroi, quoiqu’elle ignorât quel était ce misérable.

Le Maître d’école avait reconnu la voix de sa femme, et les paroles de Mme Georges lui disaient qu’elle parlait à son fils.

– Qu’avez-vous, ma mère? s’écria Germain.

– Rien, mon enfant… mais le mouvement de cet homme… l’expression de sa figure… tout cela m’a effrayée… Tenez, monsieur, pardonnez à ma faiblesse, ajouta-t-elle en s’adressant au docteur; je regrette presque d’avoir cédé à ma curiosité en accompagnant mon fils.

– Oh! pour une fois… ma mère… il n’y a rien à regretter…

– Bien certainement que notre bonne mère ne reviendra plus jamais ici, ni nous non plus, n’est-ce pas, mon petit Germain? dit Rigolette; c’est si triste… ça navre le cœur.

– Allons, vous êtes une petite peureuse. N’est-ce pas, monsieur le docteur, dit Germain en souriant, n’est-ce pas que ma femme est une peureuse?

– J’avoue, répondit le médecin, que la vue de ce malheureux aveugle et muet m’a impressionné… moi qui ai vu bien des misères.

– Quelle frimousse… hein! vieux chéri? dit tout bas Anastasie… Eh bien! auprès de toi… tous les hommes me paraissent aussi laids que cet affreux bonhomme… C’est pour ça que personne ne peut se vanter de… tu comprends, mon Alfred?…

– Anastasie, je rêverai de cette figure-là… c’est sûr… j’en aurai le cauchemar…

– Mon ami, dit le docteur au Maître d’école, comment vous trouvez-vous?…

Le Maître d’école resta muet.

– Vous ne m’entendez donc pas? reprit le docteur en lui frappant légèrement sur l’épaule.

Le Maître d’école ne répondit rien, il baissa la tête; au bout de quelques instants… de ses yeux sans regards il tomba une larme…

– Il pleure, dit le docteur.

– Pauvre homme! ajouta Germain avec compassion.

Le Maître d’école frissonna; il entendait de nouveau la voix de son fils… Son fils éprouvait pour lui un sentiment de compassion.

– Qu’avez-vous? Quel chagrin vous afflige? demanda le docteur. Le Maître d’école, sans répondre, cacha son visage dans ses mains.

– Nous n’en obtiendrons rien, dit le docteur.

– Laissez-moi faire, je vais le consoler, reprit le fou savant d’un air grave et prétentieux. Je vais lui démontrer que tous les genres de surfaces orthogonales dans lesquelles les trois systèmes sont isothermes sont: 1° ceux des surfaces du second ordre; 2° ceux des ellipsoïdes de révolution autour du petit axe et du grand axe; 3° ceux… Mais, au fait, non, reprit le fou en se ravisant et réfléchissant; je l’entretiendrai du système planétaire. Puis, s’adressant au jeune aliéné toujours agenouillé devant le Maître d’école: – Ôte-toi de là… avec tes fraises…

– Mon garçon, dit le docteur au jeune fou, il faut que chacun de vous conduise et entretienne à son tour ce pauvre homme… Laissez votre camarade prendre votre place…

Le jeune aliéné obéit aussitôt, se leva, regarda timidement le docteur de ses grands yeux bleus, lui témoigna sa déférence par un salut, fit un signe d’adieu au Maître d’école et s’éloigna en répétant d’une voix plaintive: «Des fraises… des fraises…»

Le docteur, s’apercevant de la pénible impression que cette scène causait à Mme Georges, lui dit:

– Heureusement, madame, nous allons trouver Morel, et, si mon espérance se réalise, votre âme s’épanouira en voyant cet excellent homme rendu à la tendresse de sa digne femme et de sa digne fille.

Et le médecin s’éloigna suivi des personnes qui l’accompagnaient.

Le Maître d’école resta seul avec le fou de science, qui commença de lui expliquer, d’ailleurs très-savamment, très-éloquemment, la marche imposante des astres, qui décrivent silencieusement leur courbe immense dans le ciel, dont l’état normal est la nuit…

Mais le Maître d’école n’écoutait pas…

Il songeait avec un profond désespoir qu’il n’entendrait plus jamais la voix de son fils et de sa femme… Certain de la juste horreur qu’il leur inspirait, du malheur, de la honte, de l’épouvante où les aurait plongés la révélation de son nom, il eût plutôt enduré mille morts que de se découvrir à eux… Une seule, une dernière consolation lui restait: un moment il avait inspiré quelque pitié à son fils.

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