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Au fond de l’église, parmi le peuple… j’ai vu deux sous-officiers de mes gardes, deux vieux et rudes soldats, baisser la tête et pleurer…

On eût dit qu’il y avait dans l’air un douloureux pressentiment… Du moins s’il était fondé, il n’est réalisé qu’à demi…

La profession terminée, on a ramené notre enfant dans la salle du chapitre, où devait avoir lieu la nomination de la nouvelle abbesse…

Grâce à mon privilège souverain, j’allai dans cette salle attendre Fleur-de-Marie au retour du chœur.

Elle rentra bientôt…

Son émotion, sa faiblesse étaient si grandes que deux sœurs la soutenaient…

Je fus effrayé, moins encore de sa pâleur et de la profonde altération de ses traits que de l’expression de son sourire… Il me parut empreint d’une sorte de satisfaction sinistre…

Clémence… je vous le dis… peut-être bientôt nous faudra-t-il du courage… bien du courage… Je sens pour ainsi dire en moi que notre enfant est mortellement frappée…

… Après tout, sa vie serait si malheureuse…

Voilà deux fois que je me dis, en pensant à la mort possible de ma fille… que cette mort mettrait du moins un terme à sa cruelle existence… Cette pensée est un horrible symptôme… Mais, si ce malheur doit nous frapper, il vaut mieux y être préparé, n’est-ce pas, Clémence?

Se préparer à un pareil malheur… c’est en savourer peu à peu et d’avance les lentes angoisses… C’est un raffinement de douleurs inouï… Cela est mille fois plus affreux que le coup qui vous frappe imprévu… Au moins la stupeur, l’anéantissement vous épargnent une partie de cet atroce déchirement…

Mais les usages de la compassion veulent qu’on vous prépare… Probablement je n’agirais pas autrement moi-même, pauvre amie… si j’avais à vous apprendre le funeste événement dont je vous parle… Ainsi épouvantez-vous… si vous remarquez que je vous entretiens d’elle… avec des ménagements, des détours d’une tristesse désespérée, après vous avoir annoncé que sa santé ne me donnait pourtant pas de graves inquiétudes.

Oui, épouvantez-vous, si je vous parle comme je vous écris maintenant… car, quoique je l’aie quittée assez calme il y a une heure pour venir terminer cette lettre, je vous le répète, Clémence, il me semble ressentir en moi qu’elle est plus souffrante qu’elle ne le paraît… Fasse le ciel que je me trompe, et que je prenne pour des pressentiments la désespérante tristesse que m’a inspirée cette cérémonie lugubre!

Fleur-de-Marie entra donc dans la grande salle du chapitre.

Toutes les stalles furent successivement occupées par les religieuses.

Elle alla modestement se mettre à la dernière place de la rangée de gauche; elle s’appuyait sur le bras d’une des sœurs, car elle semblait toujours bien faible.

Au haut de la salle, la princesse Juliane était assise, ayant d’un côté la grande prieure, de l’autre une seconde dignitaire, tenant à la main la crosse d’or, symbole de l’autorité abbatiale.

Il se fit un profond silence, la princesse se leva, prit sa crosse en main et dit d’une voix grave et émue:

– Mes chères filles, mon grand âge m’oblige de confier à des mains plus jeunes cet emblème de mon pouvoir spirituel, et elle montra sa crosse. J’y suis autorisée par une bulle de notre Saint-Père; je présenterai donc à la bénédiction de monseigneur l’archevêque d’Oppenheim et à l’approbation de S. A. R. le grand-duc, notre souverain, celle de vous, mes chères filles, qui par vous aura été désignée pour me succéder. Notre grande prieure va vous faire connaître le résultat de l’élection, et à celle-là que vous aurez élue je remettrai ma crosse et mon anneau.

Je ne quittai pas ma fille des yeux.

Debout dans sa stalle, les deux mains jointes sur sa poitrine, les yeux baissés, à demi enveloppée de son voile blanc et des longs plis traînants de sa robe noire, elle se tenait immobile et pensive, elle n’avait pas un moment supposé qu’on pût l’élire; son élévation n’avait été confiée qu’à moi par l’abbesse.

La grande prieure prit un registre et lut:

– Chacune de nos chères sœurs ayant été, suivant la règle, invitée, il y a huit jours, à déposer son vote entre les mains de notre sainte mère et à tenir son choix secret jusqu’à ce moment; au nom de notre sainte mère, je déclare qu’une de vous, mes chères sœurs, a par sa piété exemplaire, par ses vertus angéliques, mérité le suffrage unanime de la communauté, et celle-là est notre sœur Amélie, de son vivant très-haute et très-puissante princesse de Gerolstein.

À ces mots, une sorte de murmure de douce surprise et d’heureuse satisfaction circula dans la salle; tous les regards des religieuses se fixèrent sur ma fille avec une expression de tendre sympathie; malgré mes accablantes préoccupations, je fus moi-même vivement ému de cette nomination qui, faite isolément et secrètement, offrait néanmoins une si touchante unanimité.

Fleur-de-Marie, stupéfaite, devint encore plus pâle; ses genoux tremblaient si fort qu’elle fut obligée de s’appuyer d’une main sur le rebord de la stalle.

L’abbesse reprit d’une voix haute et grave:

– Mes chères filles, c’est bien sœur Amélie que vous croyez la plus digne et la plus méritante de vous toutes? C’est bien elle que vous reconnaissez pour votre supérieure spirituelle? Que chacune de vous me réponde à son tour, mes chères filles.

Et chaque religieuse répondit à haute voix:

– Librement et volontairement j’ai choisi et je choisis sœur Amélie pour ma sainte mère et supérieure.

Saisie d’une émotion inexprimable, ma pauvre enfant tomba à genoux, joignit les deux mains et resta ainsi jusqu’à ce que chaque vote fût émis.

Alors l’abbesse, déposant la crosse et l’anneau entre les mains de la grande prieure, s’avança vers ma fille pour la prendre par la main et la conduire au siège abbatial.

Mon amie, ma tendre amie, je me suis interrompu un moment; il m’a fallu reprendre courage pour achever de vous raconter cette scène déchirante…

– Relevez-vous, ma chère fille, lui dit l’abbesse, venez prendre la place qui vous appartient; vos vertus évangéliques, et non votre rang, vous l’ont gagnée.

En disant ces mots, la vénérable princesse se pencha vers ma fille pour l’aider à se relever.

Fleur-de-Marie fit quelques pas en tremblant, puis arrivant au milieu de la salle du chapitre elle s’arrêta, et dit d’une voix dont le calme et la fermeté m’étonnèrent:

– Pardonnez-moi, sainte mère… je voudrais parler à mes sœurs.

– Montez d’abord, ma chère fille, sur votre siège abbatial, dit la princesse; c’est de là que vous devez leur faire entendre votre voix.

– Cette place, sainte mère… ne peut être la mienne, répondit Fleur-de-Marie d’une voix haute et tremblante.

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