Chapitre CCXXXIII – M. de Beaufort
Le prince se retourna au moment où Raoul, pour le laisser seul avec Athos, fermait la porte et s’apprêtait à passer avec les officiers dans une salle voisine.
– C’est là ce jeune garçon que j’ai tant entendu vanter par M. le prince? demanda M. de Beaufort.
– C’est lui, oui, monseigneur.
– C’est un soldat! Il n’est pas de trop, gardez-le, comte.
– Restez, Raoul, puisque Monseigneur le permet, dit Athos.
– Le voilà grand et beau, sur ma foi! continua le duc. Me le donnerez vous, monsieur, si je vous le demande?
– Comment l’entendez-vous, monseigneur, dit Athos.
– Oui, je viens ici pour vous faire mes adieux.
– Vos adieux, monseigneur?
– Oui, en vérité. N’avez-vous aucune idée de ce que je vais devenir?
– Mais ce que vous avez toujours été, monseigneur, un vaillant prince et un excellent gentilhomme.
– Je vais devenir un prince d’Afrique, un gentilhomme bédouin. Le roi m’envoie pour faire des conquêtes chez les Arabes.
– Que dites-vous là, monseigneur?
– C’est étrange, n’est-ce pas? Moi, le Parisien par essence, moi qui ai régné sur les faubourgs et qu’on appelait le roi des Halles, je passe de la place Maubert aux minarets de Djidgelli; je me fais de frondeur aventurier!
– Oh! monseigneur, si vous ne me disiez pas cela…
– Ce ne serait pas croyable, n’est-il pas vrai? Croyez moi cependant, et disons-nous adieu. Voilà ce que c’est que de rentrer en faveur.
– En faveur?
– Oui. Vous souriez? Ah! Cher comte, savez-vous pourquoi j’aurais accepté? le savez-vous bien?
– Parce que Votre Altesse aime la gloire avant tout.
– Oh! non, ce n’est pas glorieux, voyez-vous, d’aller tirer le mousquet contre ces sauvages. La gloire, je ne la prends pas par là, moi, et il est plus probable que j’y trouverai autre chose… Mais j’ai voulu et je veux, entendez-vous bien, mon cher comte? que ma vie ait cette dernière facette après tous les bizarres miroitements que je me suis vu faire depuis cinquante ans. Car enfin, vous l’avouerez, c’est assez étrange d’être né fils de roi, d’avoir fait la guerre à des rois, d’avoir compté parmi les puissances dans le siège, d’avoir bien tenu son rang, de sentir son Henri IV, d’être grand amiral de France, et d’aller se faire tuer à Djidgelli, parmi tous ces Turcs, Sarrasins et Mauresques.
– Monseigneur, vous insistez étrangement sur ce sujet, dit Athos troublé. Comment supposez-vous qu’une si brillante destinée ira se perdre sous ce misérable éteignoir?
– Est-ce que vous croyez, homme juste et simple, que, si je vais en Afrique pour ce ridicule motif, je ne chercherai pas à en sortir sans ridicule? Est-ce que je ne ferai pas parler de moi? Est-ce que, pour faire parler de moi aujourd’hui quand il y a M. le prince, M. de Turenne et plusieurs autres, mes contemporains, moi, l’amiral de France, le fils de Henri IV, le roi de Paris, j’ai autre chose à faire que de me faire tuer? Cordieu! on en parlera, vous dis-je; je serais tué envers et contre tous. Si ce n’est pas là, ce sera ailleurs.
– Allons, monseigneur, répondit Athos, voilà de l’exagération, et vous n’en avez jamais montré qu’en bravoure.
– Peste! cher ami, c’est bravoure que s’en aller au scorbut, aux dysenteries, aux sauterelles, aux flèches empoisonnées, comme mon aïeul saint Louis. Savez-vous qu’ils ont encore des flèches empoisonnées, ces drôles-là? Et puis, vous me connaissez, j’y pense depuis longtemps et, vous le savez, quand je veux une chose, je la veux bien.
– Vous avez voulu sortir de Vincennes, monseigneur.
– Oh! vous m’y avez aidé, mon maître; et, à propos, je me tourne et retourne sans apercevoir mon vieil ami, M. Vaugrimaud. Comment va-t-il?
– M. Vaugrimaud est toujours le très respectueux serviteur de Votre Altesse, dit en souriant Athos.
– J’ai là cent pistoles pour lui que j’apporte comme legs. Mon testament est fait, comte.
– Ah! monseigneur! monseigneur!
– Et vous comprenez que, si l’on voyait Grimaud sur mon testament…
Le duc se mit à rire; puis, s’adressant à Raoul qui, depuis le commencement de cette conversation, était tombé dans une rêverie profonde:
– Jeune homme, dit-il, je sais ici un certain vin de Vouvray, je crois…
Raoul sortit précipitamment pour faire servir le duc. Pendant ce temps, M. de Beaufort prenait la main d’Athos.
– Qu’en voulez-vous faire? demanda-t-il.
– Rien, quant à présent, monseigneur.
– Ah! oui, je sais; depuis la passion du roi pour… La Vallière.
– Oui, monseigneur.
– C’est donc vrai, tout cela?… Je l’ai connue, moi, je crois, cette petite La Vallière. Elle n’est pas belle, il me semble…
– Non, monseigneur, dit Athos.
– Savez-vous qui elle me rappelle?
– Elle rappelle quelqu’un à Votre Altesse?
– Elle me rappelle une jeune fille assez agréable, dont la mère habitait les Halles.
– Ah! ah! fit Athos en souriant.
– Le bon temps! ajouta M. de Beaufort. Oui La Vallière me rappelle cette fille.
– Qui eut un fils, n’est-ce pas?
– Je crois que oui, répondit le duc avec une naïveté insouciante, avec un oubli complaisant, dont rien ne saurait traduire le ton et la valeur vocale. Or, voilà le pauvre Raoul, qui est bien votre fils, hein?…
– C’est mon fils, oui, monseigneur.
– Voilà que ce pauvre garçon est débouté par le roi, et l’on boude?
– Mieux que cela, monseigneur, on s’abstient.
– Vous allez laisser croupir ce garçon-là? C’est un tort. Voyons, donnez le-moi.
– Je veux le garder, monseigneur. Je n’ai plus que lui au monde, et, tant qu’il voudra rester…
– Bien, bien, répondit le duc. Cependant, je vous l’eusse bientôt raccommodé. Je vous assure qu’il est d’une pâte dont on fait les maréchaux de France, et j’en ai vu sortir plus d’un d’une étoffe semblable.
– C’est possible, monseigneur, mais c’est le roi qui fait les maréchaux de France, et jamais Raoul n’acceptera rien du roi.
Raoul brisa cet entretien par son retour. Il précédait Grimaud, dont les mains, encore sûres, portaient le plateau chargé d’un verre et d’une bouteille du vin favori de M. le duc.