En voyant son vieux protégé, le duc poussa une exclamation de plaisir.
– Grimaud! Bonsoir, Grimaud, dit-il; comment va?
Le serviteur s’inclina profondément, aussi heureux que son noble interlocuteur.
– Deux amis! dit le duc en secouant d’une façon vigoureuse l’épaule de l’honnête Grimaud.
Autre salut plus profond et encore plus joyeux de Grimaud.
– Que vois-je là, comte? Un seul verre!
– Je ne bois avec Votre Altesse que si Votre Altesse m’invite, dit Athos avec une noble humilité.
– Cordieu! vous avez raison de n’avoir fait apporter qu’un verre, nous y boirons tous deux comme deux frères d’armes. À vous, d’abord, comte.
– Faites-moi la grâce tout entière, dit Athos en repoussant doucement le verre.
– Vous êtes un charmant ami, répliqua le duc de Beaufort, qui but et passa le gobelet d’or à son compagnon. Mais ce n’est pas tout, continua-t-il: j’ai encore soif et je veux faire honneur à ce beau garçon qui est là debout. Je porte bonheur, vicomte, dit-il à Raoul; souhaitez quelque chose en buvant dans mon verre, et la peste m’étouffe, si ce que vous souhaitez n’arrive pas.
Il tendit le gobelet à Raoul, qui y mouilla précipitamment ses lèvres, et dit avec la même promptitude:
– J’ai souhaité quelque chose, monseigneur.
Ses yeux brillaient d’un feu sombre, le sang avait monté à ses joues; il effraya Athos, rien que par son sourire.
– Et qu’avez-vous souhaité? reprit le duc en se laissant aller dans le fauteuil, tandis que d’une main il remettait la bouteille et une bourse à Grimaud.
– Monseigneur, voulez-vous me promettre de m’accorder ce que j’ai souhaité?
– Pardieu! puisque c’est dit.
– J’ai souhaité, monsieur le duc, d’aller avec vous à Djidgelli.
Athos pâlit et ne put réussir à cacher son trouble.
Le duc regarda son ami, comme pour l’aider à parer ce coup imprévu.
– C’est difficile, mon cher vicomte, bien difficile, ajouta-t-il un peu bas.
– Pardon, monseigneur, j’ai été indiscret, reprit Raoul d’une voix ferme; mais, comme vous m’aviez vous-même invité à souhaiter…
– À souhaiter de me quitter, dit Athos.
– Oh! monsieur… le pouvez-vous croire?
– Eh bien! mordieu! s’écria le duc, il a raison le petit vicomte; que fera-t il ici? Il pourrira de chagrin.
Raoul rougit; le prince, emporté, continua:
– La guerre, c’est une destruction; on y gagne tout, on n’y perd qu’une chose, la vie; alors, tant pis!
– C’est-à-dire la mémoire, fit vivement Raoul, c’est-à-dire tant mieux!
Il se repentit d’avoir parlé si vite, en voyant Athos se lever et ouvrir la fenêtre.
Ce geste cachait sans doute une émotion. Raoul se précipita vers le comte. Mais Athos avait déjà dévoré son regret, car il reparut aux lumières avec une physionomie sereine et impassible.
– Eh bien! fit le duc, voyons! part-il ou ne part-il pas? S’il part, comte, il sera mon aide de camp, mon fils.
– Monseigneur! s’écria Raoul en ployant le genou.
– Monseigneur, s’écria le comte en prenant la main du duc, Raoul fera ce qu’il voudra.
– Oh! non, monsieur, ce que vous voudrez, interrompit le jeune homme.
– Par la corbleu! fit le prince à son tour, ce n’est le comte ni le vicomte qui fera sa volonté, ce sera moi. Je l’emmène. La marine, c’est un avenir superbe, mon ami.
Raoul sourit encore si tristement, que, cette fois; Athos en eut le cœur navré, et lui répondit par un regard sévère.
Raoul comprenait tout; il reprit son calme et s’observa si bien, que plus un mot ne lui échappa.
Le duc se leva, voyant l’heure avancée, et dit très vite:
– Je suis pressé, moi; mais, si l’on me dit que j’ai perdu mon temps à causer avec un ami, je répondrai que j’ai fait une bonne recrue.
– Pardon, monsieur le duc, interrompit Raoul, ne dites pas cela au roi, car ce n’est pas le roi que je servirai.
– Eh! mon ami, qui donc serviras-tu? Ce n’est plus le temps où tu eusses pu dire: «Je suis à M. de Beaufort.» Non, aujourd’hui, nous sommes tous au roi, grands et petits. C’est pourquoi, si tu sers sur mes vaisseaux, pas d’équivoque mon cher vicomte, c’est bien le roi que tu serviras.
Athos attendait, avec une sorte de joie impatiente, la réponse qu’allait faire, à cette embarrassante question, Raoul, l’intraitable ennemi du roi, son rival. Le père espérait que l’obstacle renverserait le désir. Il remerciait presque M. de Beaufort, dont la légèreté ou la généreuse réflexion venait de remettre en doute le départ d’un fils, sa seule joie.
Mais Raoul, toujours ferme et tranquille:
– Monsieur le duc, répliqua-t-il, cette objection que vous me faites, je l’ai déjà résolue dans mon esprit. Je servirai sur vos vaisseaux, puisque vous me faites la grâce de m’emmener; mais j’y servirai un maître plus puissant que le roi, j’y servirai Dieu.
– Dieu! comment cela? firent à la fois Athos et le prince.
– Mon intention est de faire profession et de devenir chevalier de Malte, ajouta Bragelonne, qui laissa tomber une à une ces paroles, plus glacées que les gouttes descendues des arbres noirs après les tempêtes de l’hiver.
Sous ce dernier coup, Athos chancela et le prince fut ébranlé lui-même.
Grimaud poussa un sourd gémissement et laissa tomber la bouteille, qui se brisa sur le tapis sans que nul y fît attention.
M. de Beaufort regarda en face le jeune homme, et lut sur ses traits, bien qu’il eût les yeux baissés, le feu d’une résolution devant laquelle tout devait céder.
Quant à Athos, il connaissait cette âme tendre et inflexible; il ne comptait pas la faire dévier du fatal chemin qu’elle venait de se choisir. Il serra la main que lui tendait le duc.
– Comte, je pars dans deux jours pour Toulon, fit M. de Beaufort. Me viendrez-vous retrouver à Paris pour que je sache votre résolution?
– J’aurai l’honneur d’aller vous y remercier de toutes vos bontés, mon prince, répliqua le comte.
– Et amenez-moi toujours le vicomte, qu’il me suive ou ne me suive pas, ajouta le duc; il a ma parole, et je ne lui demande que la vôtre.
Ayant ainsi jeté un peu de baume sur la blessure de ce cœur paternel, le duc tira l’oreille au vieux Grimaud qui clignait des yeux plus qu’il n’est naturel, et il rejoignit son escorte dans le parterre.