Grimaud s’arracha une demi-pincée de cheveux. Il eût fait mieux si sa chevelure eût été plus abondante.
– Voilà, dit-il, le nœud de l’énigme. La jeune fille a fait des siennes. Ce qu’on dit d’elle et du roi est vrai. Notre jeune maître est trompé. Il doit le savoir. M. le comte a été trouver le roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoyé M. d’Artagnan pour arranger l’affaire. Ah! mon Dieu, continua Grimaud, M. le comte est rentré sans son épée.
Cette découverte fit monter la sueur au front du brave homme. Il ne s’arrêta pas plus longtemps à conjecturer, il enfonça son chapeau sur la tête et courut au logis de Raoul.
Après la sortie de Louise, Raoul avait dompté sa douleur, sinon son amour, et, forcé de regarder en avant dans cette route périlleuse où l’entraînaient la folie et la rébellion, il avait vu du premier coup d’œil son père en butte à la résistance royale, puisque Athos s’était d’abord offert à cette résistance.
En ce moment de lucidité toute sympathique, le malheureux jeune homme se rappela justement les signes mystérieux d’Athos, la visite inattendue de d’Artagnan, et le résultat de tout ce conflit entre un prince et un sujet apparut à ses yeux épouvantés.
D’Artagnan en service, c’est-à-dire cloué à son poste, ne venait certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en d’aussi pénibles conjonctures, était un malheur ou un danger. Raoul frémit d’avoir été égoïste, d’avoir oublié son père pour son amour, d’avoir, en un mot, cherché la rêverie ou la jouissance du désespoir, alors qu’il s’agissait peut-être de repousser l’attaque imminente dirigée contre Athos.
Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son épée et courut d’abord à la demeure de son père. En chemin, il se heurta contre Grimaud, qui, parti du pôle opposé, s’élançait avec la même ardeur à la recherche de la vérité. Ces deux hommes s’étreignirent l’un et l’autre; ils en étaient l’un et l’autre au même point de la parabole décrite par leur imagination.
– Grimaud! s’écria Raoul.
– Monsieur Raoul! s’écria Grimaud.
– M. le comte va bien?
– Tu l’as vu?
– Non; où est-il?
– Je le cherche.
– Et M. d’Artagnan?
– Sorti avec lui.
– Quand?
– Dix minutes après votre départ.
– Comment sont-ils sortis?
– En carrosse.
– Où vont-ils?
– Je ne sais.
– Mon père a pris de l’argent?
– Non.
– Une épée?
– Non.
– Grimaud!
– Monsieur Raoul!
– J’ai idée que M. d’Artagnan venait pour…
– Pour arrêter M. le comte, n’est-ce pas?
– Oui, Grimaud.
– Je l’aurais juré!
– Quel chemin ont-ils pris?
– Le chemin des quais.
– La Bastille?
– Ah! mon Dieu, oui.
– Vite, courons!
– Oui, courons!
– Mais où cela? dit soudain Raoul avec accablement.
– Passons chez M. d’Artagnan; nous saurons peut-être quelque chose.
– Non; si l’on s’est caché de moi chez mon père, on s’en cachera partout. Allons chez… Oh! mon Dieu! mais je suis fou aujourd’hui, mon bon Grimaud.
– Quoi donc?
– J’ai oublié M. du Vallon.
– M. Porthos?
– Qui m’attend toujours! Hélas! je te le disais, je suis fou.
– Qui vous attend, où cela?
– Aux Minimes de Vincennes!
– Ah! mon Dieu! Heureusement, c’est du côté de la Bastille!
– Allons, vite!
– Monsieur, je vais faire seller les chevaux.
– Oui, mon ami, va.
Chapitre CCV – Où Porthos est convaincu sans avoir compris
Ce digne Porthos, fidèle à toutes les lois de la chevalerie antique, s’était décidé à attendre M. de Saint-Aignan jusqu’au coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir, comme Raoul avait oublié d’en prévenir son second, comme la faction commençait à être des plus longues et des plus pénibles, Porthos s’était fait apporter par le garde d’une porte quelques bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin d’avoir au moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une bouchée. Il en était aux dernières extrémités, c’est-à-dire aux dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et tous deux poussant à toute bride.
Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si pressés, il ne douta plus que ce ne fussent ses hommes, et, se levant aussitôt de l’herbe sur laquelle il s’était mollement assis, il commença par déraidir ses genoux et ses poignets, en disant:
– Ce que c’est que d’avoir de belles habitudes! Ce drôle a fini par venir. Si je me fusse retiré, il ne trouvait personne et prenait avantage.
Puis il se campa sur une hanche avec une martiale attitude, et fit ressortir par un puissant tour de reins la cambrure de sa taille gigantesque. Mais, au lieu de Saint-Aignan, il ne vit que Raoul, lequel, avec des gestes désespérés, l’aborda en criant:
– Ah! cher ami; ah! pardon; ah! que je suis malheureux!
– Raoul! fit Porthos tout surpris.
– Vous m’en vouliez? s’écria Raoul en venant embrasser Porthos.
– Moi? et de quoi?
– De vous avoir ainsi oublié. Mais, voyez-vous, j’ai la tête perdue.
– Ah bah!
– Si vous saviez, mon ami?
– Vous l’avez tué?
– Qui?
– De Saint-Aignan.
– Hélas! il s’agit bien de Saint-Aignan.
– Qu’y a-t-il encore?
– Il y a que M. le comte de La Fère doit être arrêté à l’heure qu’il est.
Porthos fit un mouvement qui eût renversé une muraille.
– Arrêté!… Par qui?
– Par d’Artagnan!