– Voici votre quittance, dit Aramis.
– Et voici l’argent, reprit avec un triple soupir M. de Baisemeaux.
– L’ordre m’a dit seulement de donner une quittance de cinquante mille livres, dit Aramis: il ne m’a pas dit de recevoir d’argent. Adieu, monsieur le gouverneur.
Et il partit, laissant Baisemeaux plus que suffoqué par la surprise et la joie, en présence de ce présent royal fait si grandement par le confesseur extraordinaire de la Bastille.
Chapitre CCVIII – Comment Mouston avait engraissé sans en prévenir Porthos, et des désagréments qui en étaient résultés pour ce digne gentilhomme
Depuis le départ d’Athos pour Blois, Porthos et d’Artagnan s’étaient rarement trouvés ensemble. L’un avait fait un service fatigant près du roi, l’autre avait fait beaucoup d’emplettes de meubles, qu’il comptait emporter dans ses terres, et à l’aide desquels il espérait fonder, dans ses diverses résidences, un peu de ce luxe de cour dont il avait entrevu l’éblouissante clarté dans la compagnie de Sa Majesté.
D’Artagnan, toujours fidèle, un matin que son service lui laissait quelque liberté, songea à Porthos, et, inquiet de n’avoir pas entendu parler de lui depuis plus de quinze jours, s’achemina vers son hôtel, où il le saisit au sortir du lit.
Le digne baron paraissait pensif: plus que pensif, mélancolique. Il était assis sur son lit, demi-nu, les jambes pendantes, contemplant une foule d’habits qui jonchaient le parquet de leurs franges, de leurs galons, de leurs broderies et de leurs cliquetis d’inharmonieuses couleurs.
Porthos, triste et songeur comme le lièvre de La Fontaine, ne vit pas entrer d’Artagnan, que lui cachait d’ailleurs en ce moment M. Mouston, dont la corpulence personnelle, fort suffisante en tout cas pour cacher un homme à un autre homme, était momentanément doublée par le déploiement d’un habit écarlate que l’intendant exhibait à son maître en le tenant par les manches, afin qu’il fût plus manifeste de tous les côtés.
D’Artagnan s’arrêta sur le seuil et examina Porthos songeant. Puis, comme la vue de ces innombrables habits jonchant le parquet tirait de profonds soupirs de la poitrine du digne gentilhomme, d’Artagnan pensa qu’il était temps de l’arracher à cette douloureuse contemplation, et toussa pour s’annoncer.
– Ah! fit Porthos, dont le visage s’illumina de joie ah! ah! voici d’Artagnan! Je vais enfin avoir une idée!
Mouston, à ces mots, se doutant de ce qui se passait derrière lui, s’effaça en souriant tendrement à l’ami de son maître, qui se trouva ainsi débarrassé de l’obstacle matériel qui l’empêchait de parvenir jusqu’à d’Artagnan.
Porthos fit craquer ses genoux robustes en se redressant, et, en deux enjambées, traversant la chambre, se trouva en face de d’Artagnan, qu’il pressa sur son cœur avec une affection qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque jour qui s’écoulait.
– Ah! répéta-t-il, vous êtes toujours le bienvenu, cher ami, mais aujourd’hui, vous êtes mieux venu que jamais.
– Voyons, voyons, on est triste chez vous? fit d’Artagnan.
Porthos répondit par un regard qui exprimait l’abattement.
– Eh bien! contez-moi cela, Porthos, mon ami, à moins que ce ne soit un secret.
– D’abord, mon ami, dit Porthos, vous savez que je n’ai pas de secrets pour vous. Voici donc ce qui m’attriste.
– Attendez, Porthos, laissez-moi d’abord me dépêtrer de toute cette litière de drap, de satin et de velours.
– Oh! marchez, marchez, dit piteusement Porthos: tout cela n’est que rebut.
– Peste! du rebut, Porthos, du drap à vingt livres l’aune! du satin magnifique, du velours royal!
– Vous trouvez donc ces habits?…
– Splendides, Porthos, splendides! Je gage que vous seul en France en avez autant, et, en supposant que vous n’en fassiez plus faire un seul, et que vous viviez cent ans, ce qui ne m’étonnerait pas, vous porteriez encore des habits neufs le jour de votre mort, sans avoir besoin de voir le nez d’un seul tailleur, d’aujourd’hui à ce jour-là.
Porthos secoua la tête.
– Voyons, mon ami, dit d’Artagnan, cette mélancolie qui n’est pas dans votre caractère m’effraie. Mon cher Porthos, sortons-en donc: le plus tôt sera le mieux.
– Oui, mon ami, sortons-en, dit Porthos, si toutefois cela est possible.
– Est-ce que vous avez reçu de mauvaises nouvelles de Bracieux, mon ami?
– Non, on a coupé les bois, et ils ont donné un tiers de produit au-delà de leur estimation.
– Est-ce qu’il y a une fuite dans les étangs de Pierrefonds?
– Non, mon ami, on les a pêchés, et du superflu de la vente, il y a eu de quoi empoissonner tous les étangs des environs.
– Est-ce que le Vallon se serait éboulé par suite d’un tremblement de terre?
– Non, mon ami, au contraire, le tonnerre est tombé à cent pas du château, et a fait jaillir une source à un endroit qui manquait complètement d’eau.
– Eh bien! alors, qu’y a-t-il?
– Il y a que j’ai reçu une invitation pour la fête de Vaux, fit Porthos d’un air lugubre.
– Eh bien! plaignez-vous un peu! le roi a causé dans les ménages de la Cour plus de cent brouilles mortelles en refusant des invitations. Ah! vraiment, cher ami, vous êtes du voyage de Vaux? Tiens, tiens, tiens!
– Mon Dieu, oui!
– Vous allez avoir un coup d’œil magnifique, mon ami.
– Hélas! je m’en doute bien.
– Tout ce qu’il y a de grand en France va être réuni.
– Ah! fit Porthos en s’arrachant de désespoir une pincée de cheveux.
– Eh! là, bon Dieu! fit d’Artagnan, êtes-vous malade, mon ami?
– Je me porte comme le Pont-Neuf, ventre Mahon! Ce n’est pas cela.
– Mais qu’est-ce donc, alors?
– C’est que je n’ai pas d’habits.
D’Artagnan demeura pétrifié.
– Pas d’habits, Porthos! pas d’habits! s’écria-t-il quand j’en vois là plus de cinquante sur le plancher!
– Cinquante, oui, et pas un qui m’aille!
– Comment, pas un qui vous aille? Mais on ne vous prend donc pas mesure quand on vous habille?
– Si fait, répondit Mouston, mais malheureusement j’ai engraissé.
– Comment! vous avez engraissé?
– De sorte que je suis devenu plus gros, mais beaucoup plus gros que M. le baron. Croiriez-vous cela, monsieur?