– Ah! murmura Aramis.
– Belle-Île, c’est à moi pour vous, comme Vaux est à moi pour le roi. Allez, d’Herblay, allez! tant que je vivrai, il ne tombera pas un cheveu de votre tête.
– Merci! dit Aramis avec une sombre ironie.
– Partez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous courions, vous, au salut de votre vie, moi, au salut de mon honneur.
Aramis retira de son sein la main qu’il y avait cachée. Elle était rouge de son sang; elle avait labouré sa poitrine avec ses ongles, comme pour punir la chair d’avoir enfanté tant de projets plus vains, plus fous, plus périssables que la vie de l’homme. Fouquet eut horreur, eut pitié: il ouvrit les bras à Aramis.
– Je n’avais pas d’armes, murmura celui-ci, farouche et terrible comme l’ombre de Didon.
Puis, sans toucher la main de Fouquet, il détourna sa vue et fit deux pas en arrière. Son dernier mot fut une imprécation; son dernier geste fut l’anathème que dessina cette main rougie, en tachant Fouquet au visage de quelques gouttelettes de son sang.
Et tous deux s’élancèrent hors de la chambre par l’escalier secret, qui aboutissait aux cours intérieures.
Fouquet commanda ses meilleurs chevaux, et Aramis s’arrêta au bas de l’escalier qui conduisait à la chambre de Porthos. Il réfléchit longtemps, pendant que le carrosse de Fouquet quittait au grand galop le pavé de la cour principale.
– Partir seul?… se dit Aramis. Prévenir le prince?… Oh! fureur!… Prévenir le prince, et alors quoi faire?… Partir avec lui?… Traîner partout ce témoignage accusateur?… La guerre?… La guerre civile, implacable?… Sans ressource, hélas!… Impossible!… Que fera-t-il sans moi?… Oh! sans moi, il s’écroulera comme moi… Qui sait?… Que la destinée s’accomplisse!… Il était condamné, qu’il demeure condamné!… Dieu!… Démon!… Sombre et railleuse puissance qu’on appelle le génie de l’homme, tu n’es qu’un souffle plus incertain, plus inutile que le vent dans la montagne; tu t’appelles hasard, tu n’es rien; tu embrasses tout de ton haleine, tu soulèves les quartiers de roc, la montagne elle-même, et tout à coup tu te brises devant la croix de bois mort, derrière laquelle vit une autre puissance invisible… que tu niais peut-être, et qui se venge de toi, et qui t’écrase sans te faire même l’honneur de dire son nom!… Perdu!… Je suis perdu!… Que faire?… Aller à Belle-Île?… Oui. Et Porthos qui va rester ici, et parler, et tout conter à tous! Porthos, qui souffrira peut-être!… Je ne veux pas que Porthos souffre. C’est un de mes membres: sa douleur est mienne. Porthos partira avec moi, Porthos suivra ma destinée. Il le faut.
Et Aramis, tout à la crainte de rencontrer quelqu’un à qui cette précipitation pût paraître suspecte, Aramis gravit l’escalier sans être aperçu de personne.
Porthos, revenu à peine de Paris, dormait déjà du sommeil du juste. Son corps énorme oubliait la fatigue, comme son esprit oubliait la pensée.
Aramis entra léger comme une ombre, et posa sa main nerveuse sur l’épaule du géant.
– Allons cria-t-il, allons, Porthos, allons!
Porthos obéit, se leva, ouvrit les yeux avant d’avoir ouvert son intelligence.
– Nous partons, fit Aramis.
– Ah! fit Porthos.
– Nous partons à cheval, plus rapides que nous n’avons jamais couru.
– Ah! répéta Porthos.
– Habillez-vous, ami.
Et il aida le géant à s’habiller, et lui mit dans les poches son or et ses diamants.
Tandis qu’il se livrait à cette opération, un léger bruit attira sa pensée.
D’Artagnan regardait à l’embrasure de la porte.
Aramis tressaillit.
– Que diable faites-vous là, si agité? dit le mousquetaire.
– Chut! souffla Porthos.
– Nous partons en mission, ajouta l’évêque.
– Vous êtes bien heureux! dit le mousquetaire.
– Peuh! fit Porthos, je me sens fatigué; j’eusse aimé mieux dormir; mais le service du roi!…
– Est-ce que vous avez vu M. Fouquet? dit Aramis à d’Artagnan.
– Oui, en carrosse, à l’instant.
– Et que vous a-t-il dit?
– Il m’a dit adieu.
– Voilà tout?
– Que vouliez-vous qu’il me dît autre chose? Est-ce que je ne compte pas pour rien depuis que vous êtes tous en faveur?
– Écoutez, dit Aramis en embrassant le mousquetaire, votre bon temps est revenu; vous n’aurez plus à être jaloux de personne.
– Ah bah!
– Je vous prédis pour ce jour un événement qui doublera votre position.
– En vérité!
– Vous savez que je sais les nouvelles?
– Oh! oui!
– Allons, Porthos, vous êtes prêt? Partons!
– Partons!
– Et embrassons d’Artagnan.
– Pardieu!
– Les chevaux?
– Il n’en manque pas ici. Voulez-vous le mien?
– Non, Porthos a son écurie. Adieu! adieu!
Les deux fugitifs montèrent à cheval sous les yeux du capitaine des mousquetaires, qui tint l’étrier à Porthos et accompagna ses amis du regard, jusqu’à ce qu’il les eût vus disparaître.
«En toute autre occasion, pensa le Gascon, je dirais que ces gens-là se sauvent; mais, aujourd’hui, la politique est si changée, que cela s’appelle aller en mission. Je le veux bien. Allons à nos affaires.»
Et il rentra philosophiquement à son logis.
Chapitre CCXXVIII – Comment la consigne était respectée à la Bastille
Fouquet brûlait le pavé. Chemin faisant, il s’agitait d’horreur à l’idée de ce qu’il venait d’apprendre.
Qu’était donc, pensait-il, la jeunesse de ces hommes prodigieux, qui, dans l’âge déjà faible, savent encore composer des plans pareils et les exécuter sans sourciller?
Parfois, il se demandait si tout ce qu’Aramis lui avait conté n’était point un rêve, si la fable n’était pas le piège lui-même, et si, en arrivant à la Bastille, lui, Fouquet, il n’allait pas trouver un ordre d’arrestation qui l’enverrait rejoindre le roi détrôné.
Dans cette idée, il donna quelques ordres cachetés sur sa route, tandis qu’on attelait les chevaux. Ces ordres s’adressaient à M. d’Artagnan et à tous les chefs de corps dont la fidélité ne pouvait être suspecte.
«De cette façon, se dit Fouquet, prisonnier ou non, j’aurai rendu le service que je dois à la cause de l’honneur. Les ordres n’arriveront qu’après moi si je reviens libre, et, par conséquent, on ne les aura pas décachetés. Je les reprendrai. Si je tarde, c’est qu’il me sera arrivé malheur. Alors j’aurai du secours pour moi et pour le roi.»