– M. Fouquet, disait-il, est mon homme.
On conduisit, en grande cérémonie, le roi dans la chambre de Morphée, dont nous devons une mention légère à nos lecteurs. C’était la plus belle et la plus vaste du palais. Le Brun avait peint, dans la coupole, les songes heureux et les songes tristes que Morphée suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le sommeil enfante de gracieux, ce qu’il verse de miel et de parfums, de fleurs et de nectar, de voluptés ou de repos dans les sens, le peintre en avait enrichi les fresques. C’était une composition aussi suave dans une partie, que sinistre et terrible dans l’autre. Les coupes qui versent les poisons, le fer qui brille sur la tête du dormeur, les sorciers et les fantômes aux masques hideux, les demi-ténèbres, plus effrayantes que la flamme ou la nuit profonde, voilà ce qu’il avait donné pour pendants à ses gracieux tableaux.
Le roi, entré dans cette chambre magnifique, fut saisi d’un frisson. Fouquet en demanda la cause.
– J’ai sommeil, répliqua Louis assez pâle.
– Votre Majesté veut-elle son service sur-le-champ?
– Non, j’ai à causer avec quelques personnes, dit le roi. Qu’on prévienne M. Colbert.
Fouquet s’inclina et sortit.
Chapitre CCXX – À Gascon, Gascon et demi
D’Artagnan n’avait pas perdu de temps; ce n’était pas dans ses habitudes. Après s’être informé d’Aramis, il avait couru jusqu’à ce qu’il l’eût rencontré. Or, Aramis, une fois le roi entré dans Vaux, s’était retiré dans sa chambre, méditant sans doute encore quelque galanterie pour les plaisirs de Sa Majesté.
D’Artagnan se fit annoncer et trouva au second étage, dans une belle chambre qu’on appelait la chambre bleue, à cause de ses tentures, il trouva, disons-nous l’évêque de Vannes en compagnie de Porthos et de plusieurs épicuriens modernes.
Aramis vint embrasser son ami, lui offrit le meilleur siège, et comme on vit généralement que le mousquetaire se réservait sans doute afin d’entretenir secrètement Aramis, les épicuriens prirent congé.
Porthos ne bougea pas. Il est vrai qu’ayant dîné beaucoup, il dormait dans son fauteuil. L’entretien ne fut pas gêné par ce tiers. Porthos avait le ronflement harmonieux, et l’on pouvait parler sur cette espèce de basse comme sur une mélopée antique.
D’Artagnan sentit que c’était à lui d’ouvrir la conversation. L’engagement qu’il était venu chercher était rude; aussi aborda-t-il nettement le sujet.
– Eh bien! nous voici donc à Vaux? dit-il.
– Mais oui, d’Artagnan. Aimez-vous ce séjour?
– Beaucoup, et j’aime aussi M. Fouquet.
– N’est-ce pas qu’il est charmant?
– On ne saurait plus.
– On dit que le roi a commencé par lui battre froid, et que Sa Majesté s’est radoucie?
– Vous n’avez donc pas vu, que vous dites: «On dit»?
– Non; je m’occupais, avec ces messieurs qui viennent de sortir, de la représentation et du carrousel de demain.
– Ah çà! vous êtes ordonnateur des fêtes, ici, vous?
– Je suis, comme vous savez, ami des plaisirs de l’imagination: j’ai toujours été poète par quelque endroit, moi.
– Je me rappelle vos vers. Ils étaient charmants.
– Moi, je les ai oubliés, mais je me réjouis d’apprendre ceux des autres, quand les autres s’appellent Molière, Pélisson, La Fontaine, etc.
– Savez-vous l’idée qui m’est venue ce soir en soupant, Aramis?
– Non. Dites-la-moi; sans quoi, je ne la devinerais pas; vous en avez tant!
– Eh bien! l’idée m’est venue que le vrai roi de France n’est pas Louis XIV.
– Hein! fit Aramis en ramenant involontairement ses yeux sur les yeux du mousquetaire.
– Non, c’est M. Fouquet.
Aramis respira et sourit.
– Vous voilà comme les autres: jaloux! dit-il. Parions que c’est M. Colbert qui vous a fait cette phrase-là?
D’Artagnan, pour amadouer Aramis, lui conta les mésaventures de Colbert à propos du vin de Melun.
– Vilaine race que ce Colbert! fit Aramis.
– Ma foi, oui!
– Quand on pense, ajouta l’évêque, que ce drôle-là sera votre ministre dans quatre mois.
– Bah!
– Et que vous le servirez comme Richelieu, comme Mazarin.
– Comme vous servez Fouquet, dit d’Artagnan.
– Avec cette différence, cher ami, que M. Fouquet n’est pas M. Colbert.
– C’est vrai.
Et d’Artagnan feignit de devenir triste.
– Mais, ajouta-t-il un moment après, pourquoi donc me disiez-vous que M. Colbert sera ministre dans quatre mois?
– Parce que M. Fouquet ne le sera plus, répliqua Aramis.
– Il sera ruiné, n’est-ce pas? dit d’Artagnan.
– À plat.
– Pourquoi donner des fêtes, alors? fit le mousquetaire d’un ton de bienveillance si naturel, que l’évêque en fut un moment la dupe. Comment ne l’en avez-vous pas dissuadé, vous?
Cette dernière partie de la phrase était un excès. Aramis revint à la défiance.
– Il s’agit, dit-il, de se ménager le roi.
– En se ruinant?
– En se ruinant pour lui, oui.
– Singulier calcul!
– La nécessité.
– Je ne la vois pas, cher Aramis.
– Si fait, vous remarquez bien l’antagonisme naissant de M. de Colbert.
– Et que M. Colbert pousse le roi à se défaire du surintendant.
– Cela saute aux yeux.
– Et qu’il y a cabale contre M. Fouquet.
– On le sait de reste.
– Quelle apparence que le roi se mette de la partie contre un homme qui aura tout dépensé pour lui plaire?
– C’est vrai, fit lentement Aramis, peu convaincu, et curieux d’aborder une autre face du sujet de conversation.
– Il y a folies et folies, reprit d’Artagnan. Je n’aime pas toutes celles que vous faites.
– Lesquelles?
– Le souper, le bal, le concert, la comédie, les carrousels, les cascades, les feux de joie et d’artifice, les illuminations et les présents, très bien, je vous accorde cela; mais ces dépenses de circonstance ne suffisaient-elles point? Fallait-il…