– Qu’y a-t-il, docteur? demanda le comte après un silence.
– Il y a que vous êtes malade, monsieur, et que vous ne vous faites pas traiter.
– Moi, malade! dit Athos en souriant.
– Fièvre, consomption, affaiblissement, dépérissement, monsieur le comte!
– Affaiblissement! répondit Athos. Est-ce possible? Je ne me lève pas.
– Allons, allons, monsieur le comte, pas de subterfuges! Vous êtes un bon chrétien.
– Je le crois, dit Athos.
– Vous donneriez-vous la mort?
– Jamais, docteur.
– Eh bien! monsieur, vous vous en allez mourant; demeurer ainsi, c’est un suicide; guérissez, monsieur le comte, guérissez!
– De quoi? Trouvez le mal d’abord. Moi, jamais je ne me suis trouvé mieux, jamais le ciel ne m’a paru plus beau, jamais je n’ai plus chéri mes fleurs.
– Vous avez un chagrin caché.
– Caché?… Non pas, j’ai l’absence de mon fils, docteur; voilà tout mon mal; je ne le cache pas.
– Monsieur le comte, votre fils vit, il est fort, il a tout l’avenir des gens de son mérite et de sa race; vivez pour lui…
– Mais je vis, docteur. Oh! soyez bien tranquille ajouta-t-il en souriant avec mélancolie, tant que Raoul vivra, on le saura bien; car, tant qu’il vivra, je vivrai.
– Que dites-vous?
– Une chose bien simple. En ce moment, docteur, je laisse la vie suspendue en moi. Ce serait une tâche au-dessus de mes forces que la vie oublieuse, dissipée, indifférente, quand je n’ai pas là Raoul. Vous ne demandez point à la lampe de brûler quand l’étincelle n’y a pas attaché la flamme; ne me demandez pas de vivre au bruit et à la clarté. Je végète, je me dispose, j’attends. Tenez, docteur, rappelez-vous ces soldats que nous vîmes tant de fois ensemble sur les ports où ils attendaient d’être embarqués; couchés, indifférents, moitié sur un élément, moitié sur l’autre, ils n’étaient ni à l’endroit où la mer allait les porter, ni à l’endroit où la terre allait les perdre; bagages préparés, esprit tendu, regard fixe, ils attendaient. Je le répète, ce mot, c’est celui qui peint ma vie présente. Couché comme ces soldats, l’oreille tendue vers ces bruits qui m’arrivent, je veux être prêt à partir au premier appel. Qui me fera cet appel? la vie, ou la mort? Dieu, ou Raoul? Mes bagages sont prêts, mon âme est disposée, j’attends le signal… J’attends, docteur, j’attends!
Le docteur connaissait la trempe de cet esprit, il appréciait la solidité de ce corps; il réfléchit un moment, se dit à lui-même que les paroles étaient inutiles, les remèdes absurdes, et il partit en exhortant les serviteurs d’Athos à ne le point abandonner un moment.
Athos, le docteur parti, ne témoigna ni colère ni dépit de ce qu’on l’avait troublé; il ne recommanda même pas qu’on lui remit promptement les lettres qui viendraient: il savait bien que toute distraction qui lui arrivait était une joie, une espérance que ses serviteurs eussent payée de leur sang pour la lui procurer.
Le sommeil était devenu rare. Athos, à force de songer, s’oubliait quelques heures au plus dans une rêverie plus profonde, plus obscure, que d’autres eussent appelée un rêve. Ce repos momentané donnait cet oubli au corps, que fatiguait l’âme; car Athos vivait doublement pendant ces pérégrinations de son intelligence. Une nuit, il songea que Raoul s’habillait dans une tente, pour aller à l’expédition commandée par M. de Beaufort en personne. Le jeune homme était triste, il agrafait lentement sa cuirasse, lentement il ceignait son épée.
– Qu’avez-vous donc? lui demanda tendrement son père.
– Ce qui m’afflige, c’est la mort de Porthos, notre si bon ami, répondit Raoul; je souffre d’ici de la douleur que vous en ressentirez là-bas.
Et la vision disparut avec le sommeil d’Athos.
Au point du jour, un des valets entra chez son maître, et lui remit une lettre venant d’Espagne.
L’écriture d’Aramis, pensa le comte.
Et il lut.
– Porthos est mort! s’écria-t-il après les premières lignes. Ô Raoul, Raoul, merci! tu tiens ta promesse, tu m’avertis!
Et Athos, pris d’une sueur mortelle, s’évanouit dans son lit sans autre cause que sa faiblesse.
Chapitre CCLXIII – Vision d'Athos
Quand cet évanouissement d’Athos eut cessé, le comte, presque honteux d’avoir faibli devant cet événement surnaturel, s’habilla et demanda un cheval, bien décidé à se rendre à Blois, pour nouer des correspondances plus sûres, soit avec l’Afrique, soit avec d’Artagnan ou Aramis.
En effet, cette lettre d’Aramis instruisait le comte de La Fère du mauvais succès de l’expédition de Belle-Île. Elle lui donnait, sur la mort de Porthos, assez de détails pour que le cœur si tendre et si dévoué d’Athos fût ému jusqu’en ses dernières fibres.
Athos voulut donc aller faire à son ami Porthos une dernière visite. Pour rendre cet honneur à son ancien compagnon d’armes, il comptait prévenir d’Artagnan, l’amener à recommencer le pénible voyage de Belle-Île, accomplir en sa compagnie ce triste pèlerinage au tombeau du géant qu’il avait tant aimé, puis revenir dans sa maison, pour obéir à cette influence secrète qui le conduisait à l’éternité par ces chemins mystérieux.
Mais, à peine les valets, joyeux, avaient-ils habillé leur maître, qu’ils voyaient avec plaisir se préparer à un voyage qui devait dissiper sa mélancolie, à peine le cheval le plus doux de l’écurie du comte était-il sellé et conduit devant le perron, que le père de Raoul sentit sa tête s’embarrasser, ses jambes se rompre, et qu’il comprit l’impossibilité où il était de faire un pas de plus.
Il demanda à être porté au soleil; on l’étendit sur son banc de mousse, où il passa une grande heure avant de reprendre ses esprits.
Rien n’était plus naturel que cette atonie après le repos inerte des derniers jours. Athos prit un bouillon pour se donner des forces, et trempa ses lèvres desséchées dans un verre plein du vin qu’il aimait le mieux, ce vieux vin d’Anjou, mentionné par le bon Porthos dans son admirable testament.
Alors, réconforté, libre d’esprit, il se fit amener son cheval; mais il lui fallut l’aide des valets pour monter péniblement en selle.
Il ne fit point cent pas: le frisson s’empara de lui au détour du chemin.
– Voilà qui est étrange, dit-il à son valet de chambre, qui l’accompagnait.
– Arrêtons-nous, monsieur, je vous en conjure! répondit le fidèle serviteur. Voilà que vous pâlissez.
– Cela ne m’empêchera pas de poursuivre ma route, puisque je suis en chemin, réplique le comte.
Et il rendit les rênes à son cheval.