Un murmure courut parmi les soldats à ces deux mots. «Porthos et Aramis.»
– Les mousquetaires! les mousquetaires! répétaient-ils.
Et, chez tous ces braves jeunes gens, l’idée qu’ils allaient avoir à lutter contre deux des plus vieilles gloires de l’armée faisait courir un frisson, moitié d’enthousiasme, moitié de terreur.
C’est qu’en effet ces quatre noms, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, étaient vénérés par tout ce qui portait une épée, comme dans l’Antiquité étaient vénérés les noms d’Hercule, de Thésée, de Castor et de Pollux.
– Deux hommes! s’écria le capitaine, et ils nous ont tué dix officiers en deux décharges. C’est impossible, monsieur Biscarrat.
– Eh! mon capitaine, répondit celui-ci, je ne vous dis point qu’ils n’ont pas avec eux deux ou trois hommes comme les mousquetaires du bastion Saint-Gervais avaient avec eux trois ou quatre domestiques; mais croyez-moi, capitaine, j’ai vu ces gens-là, j’ai été pris par eux, je les connais; ils suffiraient à eux seuls pour détruire tout un corps d’armée.
– C’est ce que nous allons voir, dit le capitaine, et cela dans un moment. Attention, messieurs!
Sur cette réponse, personne ne bougea plus, et chacun s’apprêta à obéir.
Biscarrat seul risqua une dernière tentative.
– Monsieur, dit-il à voix basse, croyez-moi, passons notre chemin; ces deux hommes, ces deux lions que l’on va attaquer se défendront jusqu’à la mort. Ils nous ont déjà tué dix hommes; ils en tueront encore le double, et finiront par se tuer eux-mêmes plutôt que de se rendre. Que gagnerons-nous à les combattre?
– Nous y gagnerons, monsieur, la conscience de n’avoir pas fait reculer quatre-vingts gardes du roi devant deux rebelles. Si j’écoutais votre conseil, monsieur, je serais un homme déshonoré, et, en me déshonorant, je déshonorerais l’armée. En avant, vous autres!
Et il marcha le premier jusqu’à l’ouverture de la grotte.
Arrivé là, il fit halte.
Cette halte avait pour but de donner à Biscarrat et à ses compagnons le temps de lui dépeindre l’intérieur de la grotte. Puis, quand il crut avoir une connaissance suffisante des lieux, il divisa la compagnie en trois corps, qui devaient entrer successivement en faisant un feu nourri dans toutes les directions. Sans doute, à cette attaque, on perdrait cinq hommes encore, dix peut-être; mais certes, on finirait par prendre les rebelles, puisqu’il n’y avait pas d’issue, et que, à tout prendre, deux hommes n’en pouvaient pas tuer quatre-vingts.
– Mon capitaine, demanda Biscarrat, je demande à marcher à la tête du premier peloton.
– Soit! répondit le capitaine. Vous en avez tout l’honneur. C’est un cadeau que je vous fais.
– Merci!répondit le jeune homme avec toute la fermeté de sa race.
– Prenez votre épée, alors.
– J’irai ainsi que je suis, mon capitaine, dit Biscarrat; car je ne vais pas pour tuer, mais pour être tué.
Et, se plaçant à la tête du premier peloton, le front découvert et les bras croisés:
– Marchons, messieurs! dit-il.
Chapitre CCLV – Un chant d'Homère
Il est temps de passer dans l’autre camp et de décrire à la fois les combattants et le champ de bataille.
Aramis et Porthos s’étaient engagés dans la grotte de Locmaria pour y trouver le canot tout amarré, ainsi que les trois Bretons leurs aides, et ils espéraient d’abord faire passer la barque par la petite issue du souterrain, en dérobant de cette façon leurs travaux et leur fuite. L’arrivée du renard et des chiens les avait contraints de rester cachés.
La grotte s’étendait l’espace d’à peu près cent toises, jusqu’à un petit talus dominant une crique. Jadis temple des divinités païennes, alors que Belle-Île s’appelait encore Calonèse, cette grotte avait vu s’accomplir plus d’un sacrifice humain dans ses mystérieuses profondeurs.
On pénétrait dans le premier entonnoir de cette caverne par une pente douce, au-dessus de laquelle des roches entassées formaient une arcade basse; l’intérieur mal uni quant au sol, dangereux par les inégalités rocailleuses de la voûte, se subdivisait en plusieurs compartiments, qui se commandaient l’un l’autre et se dominaient moyennant quelques degrés raboteux, rompus, soudés de droite et de gauche dans d’énormes piliers naturels.
Au troisième compartiment, la voûte était si basse, le couloir si étroit, que la barque eût à peine passé en touchant les deux murs; néanmoins, dans un moment de désespoir, le bois s’assouplit, la pierre devient complaisante sous le souffle de la volonté humaine.
Telle était la pensée d’Aramis, lorsque, après avoir engagé le combat, il se décidait à la fuite, fuite assurément dangereuse, puisque tous les assaillants n’étaient pas morts, et que, en admettant la possibilité de mettre la barque en mer on se fût enfui au grand jour, devant les vaincus, si intéressés, en reconnaissant leur petit nombre, à faire poursuivre leurs vainqueurs.
Quand les deux décharges eurent tué dix hommes, Aramis, habitué aux détours du souterrain, les alla reconnaître un à un, les compta, car la fumée l’empêchait de voir au-dehors, et sur-le-champ il commanda que le canot fût roulé jusqu’à la grosse pierre, clôture de l’issue libératrice.
Porthos rassembla ses forces, prit le canot dans ses deux bras et le souleva, tandis que les Bretons faisaient courir les rouleaux avec rapidité.
On était descendu dans le troisième compartiment, on était arrivé à la pierre qui murait l’issue.
Porthos saisit cette pierre gigantesque à sa base, appuya dessus sa robuste épaule, et donna un coup qui fit craquer cette muraille. Une nuée de poussière tomba de la voûte avec les cendres de dix mille générations d’oiseaux de mer, dont les nids s’accrochaient comme un ciment à ce rocher.
Au troisième choc, la pierre céda, elle oscilla une minute. Porthos, s’adossant aux roches voisines, fit de son pied un arc-boutant qui chassa le bloc hors des entassements calcaires qui lui servaient de gonds et de scellements.
La pierre tombée, on aperçut le jour, radieux, qui se précipita dans ce souterrain par l’encadrement de la sortie, et la mer bleue apparut aux Bretons enchantés.
On commença dès lors à monter la barque sur cette barricade. Vingt toises encore et elle pouvait glisser dans l’océan.
C’est pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangée par le capitaine et disposée pour l’escalade ou pour l’assaut.
Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis.
Il vit ce renfort, il compta les hommes, il se convainquit avec un seul coup d’œil de l’infranchissable péril où un nouveau combat les allait engager.
S’enfuir sur la mer au moment où le souterrain allait être envahi, impossible!