Chapitre CCLXVII – Épilogue
Quatre ans après la scène que nous venons de décrire, deux cavaliers bien montés traversèrent Blois au petit jour et vinrent tout ordonner pour une chasse à l’oiseau que le roi voulait faire dans cette plaine accidentée que coupe en deux la Loire, et qui confine d’un côté à Meung, de l’autre à Amboise.
C’était le capitaine des levrettes du roi et le gouverneur des faucons, personnages fort respectés du temps de Louis XIII, mais un peu négligés par son successeur.
Ces deux cavaliers, après avoir reconnu le terrain, s’en revenaient, leurs observations faites, quand ils aperçurent des petits groupes de soldats épars que des sergents plaçaient de loin en loin, aux débouchés des enceintes. Ces soldats étaient les mousquetaires du roi.
Derrière eux venait, sur un bon cheval, le capitaine, reconnaissable à ses broderies d’or. Il avait des cheveux gris, une barbe grisonnante. Il semblait un peu voûté, bien que maniant son cheval avec aisance, et regardait tout autour de lui pour surveiller.
– M. d’Artagnan ne vieillit pas, dit le capitaine des levrettes à son collègue le fauconnier; avec dix ans de plus que nous, il paraît un cadet, à cheval.
– C’est vrai, répondit le capitaine des faucons, voilà vingt ans que je le vois toujours le même.
Cet officier se trompait: d’Artagnan, depuis quatre ans, avait pris douze années.
L’âge imprimait ses griffes impitoyables à chaque angle de ses yeux; son front s’était dégarni, ses mains, jadis brunes et nerveuses, blanchissaient comme si le sang commençait à s’y refroidir.
D’Artagnan aborda les deux officiers avec la nuance d’affabilité qui distingue les hommes supérieurs. Il reçut en échange de sa courtoisie deux saluts pleins de respect.
– Ah! quelle heureuse chance de vous voir ici, monsieur d’Artagnan! s’écria le fauconnier.
– C’est plutôt à moi de vous dire cela, messieurs, répliqua le capitaine, car, de nos jours, le roi se sert plus souvent de ses mousquetaires que de ses oiseaux.
– Ce n’est pas comme au bon temps, soupira le fauconnier. Vous rappelez-vous, monsieur d’Artagnan, quand le feu roi volait la pie dans les vignes au-delà de Beaugency? Ah! dame! vous n’étiez pas capitaine des mousquetaires dans ce temps-là, monsieur d’Artagnan.
– Et vous n’étiez qu’anspessades des tiercelets, reprit d’Artagnan avec enjouement. Il n’importe, mais c’était le bon temps, attendu que c’est toujours le bon temps quand on est jeune… Bonjour, monsieur le capitaine des levrettes!
– Vous me faites honneur, monsieur le comte, dit celui-ci.
D’Artagnan ne répondit rien. Ce titre de comte ne l’avait pas frappé: d’Artagnan était devenu comte depuis quatre ans.
– Est-ce que vous n’êtes pas bien fatigué de la longue route que vous venez de faire, monsieur le capitaine? continua le fauconnier. C’est deux cents lieues, je crois qu’il y a d’ici à Pignerol?
– Deux cent soixante pour aller et autant pour revenir, dit tranquillement d’Artagnan.
– Et, fit l’oiseleur tout bas, il va bien?
– Qui? demanda d’Artagnan.
– Mais ce pauvre M. Fouquet, continua tout bas le fauconnier.
Le capitaine des levrettes s’était écarté par prudence.
– Non, répondit d’Artagnan, le pauvre homme s’afflige sérieusement; il ne comprend pas que la prison soit une faveur, il dit que le Parlement l’avait absous en le bannissant, et que le bannissement c’est la liberté. Il ne se figure pas qu’on avait juré sa mort, et que, sauver sa vie des griffes du Parlement, c’est avoir trop d’obligation à Dieu.
– Ah! oui, le pauvre homme a frisé l’échafaud, répondit le fauconnier; on dit que M. Colbert avait déjà donné des ordres au gouverneur de la Bastille, et que l’exécution était commandée.
– Enfin! fit d’Artagnan d’un air pensif et comme pour couper court à la conversation.
– Enfin! répéta le capitaine des levrettes, en se rapprochant, voilà M. Fouquet à Pignerol, il l’a bien mérité; il a eu le bonheur d’y être conduit par vous; il avait assez volé le roi.
D’Artagnan lança au maître des chiens un de ses mauvais regards, et lui dit:
– Monsieur, si l’on venait me dire que vous avez mangé les croûtes de vos levrettes, non seulement je ne le croirais pas, mais encore, si vous étiez condamné pour cela au cachot, je vous plaindrais, et je ne souffrirais pas qu’on parlât mal de vous. Cependant, monsieur, si fort honnête homme que vous soyez, je vous affirme que vous ne l’êtes pas plus que ne l’était le pauvre M. Fouquet.
Après avoir essuyé cette verte mercuriale, le capitaine des chiens de Sa Majesté baissa le nez et laissa le fauconnier gagner deux pas sur lui auprès de d’Artagnan.
– Il est content, dit le fauconnier bas au mousquetaire; on voit bien que les lévriers sont à la mode aujourd’hui; s’il était fauconnier, il ne parlerait pas de même.
D’Artagnan sourit mélancoliquement de voir cette grande question politique résolue par le mécontentement d’un intérêt si humble; il pensa encore un moment à cette belle existence du surintendant, à l’écroulement de sa fortune, à la mort lugubre qui l’attendait, et, pour conclure:
– M. Fouquet, dit-il, aimait les volières?
– Oh! monsieur, passionnément, reprit le fauconnier avec un accent de regret amer et un soupir qui fut l’oraison funèbre de Fouquet.
D’Artagnan laissa passer la mauvaise humeur de l’un et la tristesse de l’autre, et continua de s’avancer dans la plaine.
On voyait déjà au loin les chasseurs poindre aux issues du bois, les panaches des écuyères passer comme des étoiles filantes les clairières, et les chevaux blancs couper de leurs lumineuses apparitions les sombres fourrés des taillis.
– Mais, reprit d’Artagnan, nous ferez-vous une longue chasse? Je vous prierai de nous donner l’oiseau bien vite, je suis très fatigué. Est-ce un héron, est-ce un cygne?
– L’un et l’autre, monsieur d’Artagnan, dit le fauconnier; mais ne vous inquiétez pas, le roi n’est pas connaisseur; il ne chasse pas pour lui; il veut seulement donner le divertissement aux dames.
Ce mot aux dames fut accentué de telle sorte qu’il fit dresser l’oreille à d’Artagnan.
– Ah! fit-il en regardant le fauconnier d’un air surpris.
Le capitaine des levrettes souriait, sans doute pour se raccommoder avec le mousquetaire.
– Oh! riez, dit d’Artagnan; je ne sais plus rien des nouvelles, moi; j’arrive hier après un mois d’absence. J’ai laissé la Cour triste encore de la mort de la reine mère. Le roi ne voulait plus s’amuser depuis qu’il avait recueilli le dernier soupir d’Anne d’Autriche; mais tout finit en ce monde. Eh! bien il n’est plus triste, tant mieux!