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Il la vit frapper sa poitrine avec la componction impitoyable de la femme chrétienne. Il l’entendit proférer à plusieurs reprises ce cri parti d’un cœur ulcéré: «Pardon! pardon!»

Et comme elle semblait s’abandonner tout entière à sa douleur, comme elle se renversait, à demi évanouie, au milieu de ses plaintes et de ses prières, d’Artagnan, touché par cet amour pour ses amis tant regrettés, fit quelques pas vers la tombe, afin d’interrompre le sinistre colloque de la pénitente avec les morts.

Mais aussitôt que son pied eut crié sur le sable, l’inconnue releva la tête et laissa voir à d’Artagnan un visage inondé de larmes, un visage ami.

C’était Mlle de La Vallière!

– M. d’Artagnan! murmura-t-elle.

– Vous! répondit le capitaine d’une voix sombre, vous ici! Oh! madame, j’eusse aimé mieux vous voir parée de fleurs dans le manoir du comte de La Fère. Vous eussiez moins pleuré, eux aussi, moi aussi!

– Monsieur! dit-elle en sanglotant.

– Car c’est vous, ajouta l’impitoyable ami des morts, c’est vous qui avez couché ces deux hommes dans la tombe.

– Oh! épargnez-moi!

– À Dieu ne plaise, mademoiselle, que j’offense une femme ou que je la fasse pleurer en vain; mais je dois dire que la place du meurtrier n’est pas sur la tombe des victimes.

Elle voulut répondre.

– Ce que je vous dis là, ajouta-t-il froidement, je le disais au roi.

Elle joignit les mains.

– Je sais, dit-elle, que j’ai causé la mort du vicomte de Bragelonne.

– Ah! vous le savez?

– La nouvelle en est arrivée à la Cour hier. J’ai fait, depuis cette nuit à deux heures, quarante lieues pour venir demander pardon au comte, que je croyais encore vivant, et pour supplier Dieu, sur la tombe de Raoul, qu’il m’envoie tous les malheurs que je mérite, excepté un seul. Maintenant, monsieur, je sais que la mort du fils a tué le père; j’ai deux crimes à me reprocher; j’ai deux punitions à attendre de Dieu.

– Je vous répéterai, mademoiselle, dit M. d’Artagnan, ce que m’a dit de vous, à Antibes, M. de Bragelonne, quand déjà il méditait sa mort:

«Si l’orgueil et la coquetterie l’ont entraînée, je lui pardonne en la méprisant. Si l’amour l’a fait succomber, je lui pardonne en lui jurant que jamais nul ne l’eût aimée autant que moi.»

– Vous savez, interrompit Louise, que, pour mon amour, j’allais me sacrifier moi-même; vous savez si j’ai souffert quand vous me rencontrâtes perdue, mourante, abandonnée. Eh bien! jamais je n’ai autant souffert qu’aujourd’hui, parce qu’alors j’espérais, je désirais, et qu’aujourd’hui je n’ai plus rien à souhaiter; parce que ce mort entraîne toute ma joie dans sa tombe; parce que je n’ose plus aimer sans remords, et que, je le sens, celui que j’aime, oh! c’est la loi, me rendra les tortures que j’ai fait subir à d’autres.

D’Artagnan ne répondit rien; il sentait trop bien qu’elle ne se trompait point.

– Eh bien! ajouta-t-elle, cher monsieur d’Artagnan, ne m’accablez pas aujourd’hui, je vous en conjure encore. Je suis comme la branche détachée du tronc, je ne tiens plus à rien en ce monde, et un courant m’entraîne je ne sais où. J’aime follement, j’aime au point de venir le dire, impie que je suis, sur les cendres de ce mort, et je n’en rougis pas, et je n’en ai pas de remords. C’est une religion que cet amour. Seulement, comme plus tard vous me verrez seule, oubliée, dédaignée; comme vous me verrez punie de ce que vous êtes destiné à punir, épargnez-moi dans mon éphémère bonheur; laissez-le moi pendant quelques jours, pendant quelques minutes. Il n’existe peut-être plus à l’heure où je vous parle. Mon Dieu! ce double meurtre est peut-être déjà expié.

Elle parlait encore; un bruit de voix et de pas de chevaux fit dresser l’oreille au capitaine.

Un officier du roi, M. de Saint-Aignan, venait chercher La Vallière de la part du roi, que rongeaient, dit-il, la jalousie et l’inquiétude.

De Saint-Aignan ne vit pas d’Artagnan, caché à moitié par l’épaisseur d’un marronnier qui versait l’ombre sur les deux tombeaux.

Louise le remercia et le congédia d’un geste. Il retourna hors de l’enclos.

– Vous voyez, dit amèrement le capitaine à la jeune femme, vous voyez, madame, que votre bonheur dure encore.

La jeune femme se releva d’un air solennel:

– Un jour, dit-elle, vous vous repentirez de m’avoir si mal jugée. Ce jour-là, monsieur, c’est moi qui prierai Dieu d’oublier que vous avez été injuste pour moi. D’ailleurs, je souffrirai tant, que vous serez le premier à plaindre mes souffrances. Ce bonheur, monsieur d’Artagnan, ne me le reprochez pas: il me coûte cher, et je n’ai pas payé toute ma dette.

En disant ces mots, elle s’agenouilla encore doucement et affectueusement.

– Pardon, une dernière fois, mon fiancé Raoul, dit-elle. J’ai rompu notre chaîne; nous sommes tous deux destinés à mourir de douleur. C’est toi qui pars le premier: ne crains rien, je te suivrai. Vois seulement que je n’ai pas été lâche, et que je suis venue te dire ce suprême adieu. Le Seigneur m’est témoin, Raoul, que, s’il eût fallu ma vie pour racheter la tienne, j’eusse donné sans hésiter ma vie. Je ne pourrais donner mon amour. Encore une fois, pardon!

Elle cueillit un rameau et l’enfonça dans la terre, puis essuya ses yeux trempés de larmes, salua d’Artagnan et disparut.

Le capitaine regarda partir chevaux, cavaliers et carrosse, puis, croisant les bras sur sa poitrine gonflée:

– Quand sera-ce mon tour de partir? dit-il d’une voix émue. Que reste-t-il à l’homme après la jeunesse, après l’amour, après la gloire, après l’amitié, après la force, après la richesse?… Ce rocher sous lequel dort Porthos, qui posséda tout ce que je viens de dire; cette mousse sous laquelle reposent Athos et Raoul, qui possédèrent bien plus encore!

Il hésita un moment, l’œil atone; puis, se redressant:

– Marchons toujours, dit-il. Quand il en sera temps, Dieu me le dira comme il l’a dit aux autres.

Il toucha du bout des doigts la terre mouillée par la rosée du soir, se signa comme s’il eût été au bénitier d’une église et reprit seul, seul à jamais, le chemin de Paris.

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