Le capitaine, en éclairant, avec la lumière tremblante du sapin enflammé, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusqu’au pilier derrière lequel était caché Porthos.
Alors une main gigantesque sortit de l’ombre, se colla à la gorge du capitaine, qui poussa un sourd râlement; ses bras s’étendirent battant l’air, la torche tomba et s’éteignit dans le sang.
Une seconde après, le corps du capitaine tombait près de la torche éteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui barrait le chemin.
Tout cela s’était fait mystérieusement comme une chose magique. Au râlement du capitaine, les hommes qui l’accompagnaient s’étaient retournés; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de leur orbite; puis, la torche tombée, ils étaient restés dans l’obscurité.
Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal, le lieutenant cria:
– Feu!
Aussitôt une volée de coups de mousquet crépita, tonna, hurla dans la caverne en arrachant d’énormes morceaux aux voûtes.
La caverne s’éclaira un instant à cette fusillade, puis rentra immédiatement dans une obscurité rendue plus profonde encore par la fumée.
Il se fit alors un grand silence, troublé seulement par les pas de la troisième brigade, qui entrait dans le souterrain.
Chapitre CCLVI – La mort d'un titan
Au moment où Porthos, plus habitué à l’obscurité que tous ces hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle murmura tout bas à son oreille:
– Venez.
– Oh! fit Porthos.
– Chut! dit Aramis encore plus bas.
Et, au milieu du bruit de la troisième brigade qui continuait d’avancer, au milieu des imprécations des gardes restés debout, des moribonds râlant leur dernier soupir, Aramis et Porthos glissèrent inaperçus le long des murailles granitiques de la caverne.
Aramis conduisit Porthos dans l’avant-dernier compartiment, et lui montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre pesant soixante à quatre-vingts livres, auquel il venait d’attacher une mèche.
– Ami, dit-il à Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je vais, moi allumer la mèche, et vous le jetterez au milieu de nos ennemis: le pouvez vous?
– Parbleu! répliqua Porthos.
Et il souleva le petit tonneau d’une seule main.
– Allumez.
– Attendez, dit Aramis, qu’ils soient bien tous massés, et puis, mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu d’eux.
– Allumez, répéta Porthos.
– Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider à mettre le canot à la mer. Je vous attendrai au rivage; lancez ferme et accourez à nous.
– Allumez, dit une dernière fois Porthos.
– Vous avez compris? dit Aramis.
– Parbleu! dit encore Porthos, en riant d’un rire qu’il n’essayait pas même d’éteindre; quand on m’explique, je comprends; allez, et donnez-moi le feu.
Aramis donna l’amadou brûlant à Porthos, qui lui tendit son bras à serrer à défaut de la main.
Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos et se replia jusqu’à l’issue de la caverne, où les trois rameurs attendaient.
Porthos, demeuré seul, approcha bravement l’amadou de la mèche.
L’amadou, faible étincelle, principe premier d’un immense incendie, brilla dans l’obscurité comme une luciole volante, puis vint se souder à la mèche qu’il enflamma, et dont Porthos activa la flamme avec son souffle.
La fumée s’était un peu dissipée, et, à la lueur de cette mèche pétillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les objets.
Ce fut un court mais splendide spectacle, que celui de ce géant, pâle, sanglant et le visage éclairé par le feu de la mèche qui brûlait dans l’ombre.
Les soldats le virent. Ils virent ce baril qu’il tenait dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer.
Alors, ces hommes, déjà pleins d’effroi à la vue de ce qui s’était accompli, pleins de terreur en songeant à ce qui allait s’accomplir, poussèrent tous à la fois, un hurlement d’agonie.
Les uns essayèrent de s’enfuir, mais ils rencontrèrent la troisième brigade qui leur barrait le chemin; les autres, machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets déchargés; d’autres enfin tombèrent à genoux.
Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour lui promettre la liberté s’il leur donnait la vie.
Le lieutenant de la troisième brigade criait de faire feu; mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons effarés qui servaient de rempart vivant à Porthos.
Nous l’avons dit, cette lumière produite par le souffle de Porthos sur l’amadou et la mèche ne dura que deux secondes; mais, pendant ces deux secondes, voici ce qu’elle éclaira: d’abord le géant grandissant dans l’obscurité; puis, à dix pas de lui, un amas de corps sanglants, écrasés, broyés, au milieu desquels vivait encore un dernier frémissement d’agonie, qui soulevait la masse, comme une dernière respiration soulève les flancs d’un monstre informe expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la mèche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupé de larges tranches de pourpre.
Outre ce groupe principal, semé dans la grotte, selon que le hasard de la mort ou la surprise du coup les avait étendus, quelques cadavres isolés semblaient menacer par leurs blessures béantes.
Au-dessus de ce sol pétri d’une fange de sang, montaient, mornes et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les nuances, chaudement accentuées, poussaient en avant les parties lumineuses.
Et tout cela était vu au feu tremblotant d’une mèche correspondant à un baril de poudre, c’est-à-dire à une torche, qui, en éclairant la mort passée, montrait la mort à venir.
Comme je l’ai dit, ce spectacle ne dura qu’une ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisième brigade réunit huit gardes armés de mousquets, et, par une trouée, leur ordonna de faire feu sur Porthos.
Mais ceux qui recevaient l’ordre de tirer tremblaient tellement qu’à cette décharge trois hommes tombèrent, et que les cinq autres balles allèrent en sifflant rayer la voûte, sillonner la terre ou creuser les parois de la caverne.
Un éclat de rire répondit à ce tonnerre; puis le bras du géant se balança, puis on vit passer dans l’air, pareille à une étoile filante, la traînée de feu.