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Quelques jours ont passé sans que tu les voies. Jean-François importe sa dépression dans ton bureau.

— J’ai un mauvais feedback annonceur. Alfred Duler a rappelé après avoir vu la cassette du «Grind» en disant qu’il y avait trop de gens de couleur. Il a déclaré — je cite: «Je ne suis pas raciste mais les Noirs c’est trop segmentant, or nous devons mettre l’emphase sur la francité du produit. Ce n’est pas ma faute si notre produit est blanc, et que donc, pour le vendre, il faut montrer des Blancs: ce n’est pas raciste de dire ça, merde, nous ne fabriquons pas un yaourt noir! On engagera des blacks quand on sortira la gamme Maigrelette au Chocolat!»

Ses assistants ont paraît-il pouffé quand il a dit ça. Mais quand il a menacé de remettre le budget en compétition, plus personne ne rigolait.

– Écoute, laissons tomber, lâches-tu. Ce facho est l’incarnation vivante de la médiocrité. Tu aurais dû lui rappeler qu’il produit déjà un Maigrelette à la dioxine… Il devrait embaucher des mannequins difformes, irradiés, défigurés et purulents.

Tu te réjouis intérieurement: perdre un des plus gros budgets de l’agence constitue la voie royale vers ta prière exaucée, le paradis de l’oisiveté rémunérée, un long désoeuvrement financé par la collectivité… Mais Jean-François se voit déjà à la rue. Pour lui, la situation n’est pas la même que pour toi: il a été programmé pour une existence sans rues. Il a fait une petite école de commerce privée pour fils à papa, s’est marié avec une emmerdeuse propre, a accepté d’être insulté et humilié pendant quinze ans par ses employeurs et ses clients pour pouvoir emprunter de l’argent à la Société Générale afin d’acquérir un troispièces à Levallois-Perret. Sa seule distraction? Écouter la bande originale du Titanic. Il ignore qu’une autre vie est possible. Il n’a jamais rien laissé au hasard: sa vie ne veut pas bifurquer. Il ne s’en relèverait pas si Madone quittait l’agence. Il est au bord des larmes; ce n’était pas prévu dans son plan de carrière. Il doute pour la première fois depuis sa naissance. Il finirait presque par en devenir humain.

— Je sais bien que c’est une crapule fasciste, bredouille- t-il, mais il pèse 12 M€…

Tu te mets à l’aimer. Après tout, il t’a épousseté le nez l’autre jour.

— T’inquiète pas, t’entends-tu lui dire, Charlie et moi on va te rattraper le coup, pas vrai Charlie?

— Ouaips, je crois que le moment est venu de se mettre en alerte DefConTrois.

Marc Marronnier passe une tête par la porte entrebâillée.

— Eh bien les gars, vous en faites une tête! On dirait trois salariés de Rosserys et Witchcraft… Oups!

Il se frappe le front avec la paume de sa main.

— J’ai gaffé! C’est ce que vous êtes!

— Arrête de déconner, Marc, se lamente Jef, on est vraiment dans la merde jusqu’au cou sur Maigrelette.

— Ah… Ils sont lourds, les fabricants de fromage allégé…

Marronnier te jette un regard condescendant (en deux mots: con et descendant — car il est debout et toi assis).

— Octave, Charlie… dit-il, ne croyez-vous pas que le moment est venu de sortir le plan Orsec?

— Ils sont déjà en DefConTrois! s’exclame Jef. Mais euh… En quoi ça consiste exactement, cette histoire de DefConTrois?

Charlie fait alors son geste solennel. Il lève les bras et les yeux au ciel, inspire profondément, expire bruyamment, signe chez lui qu’il s’apprête à prendre la parole ou tuer un petit animal mignon. Après un long silence, il regarde Marronnier une dernière fois.

— Chef? On a le feu vert?

Le chef hoche la tête avant de la sortir du bureau, qui goûte alors un instant de calme et de sérénité quasi zen. Charlie se tourne lentement vers toi et lâche le mot de passe:

— La Bouse de Dernière Minute.

— C’est parti.

Et devant J.-F., en une minute montre en main, Charlie et toi concoctez la publicité dont rêvent tous les annonceurs: quelque chose de joli, doux, inoffensif et mensonger destiné à un large public de veaux bêlants (car, suite à diverses manipulations génétiques, on peut désormais faire bêler les bovins).

Tu lui lis la Bouse à voix haute: «Une ravissante femme (ni vieille ni jeune), A LA PEAU BLANCHE, aux cheveux châtains (ni blonde ni brune), s’assied sur la terrasse d’une belle maison de campagne décorée style «Côté Sud» (chaleureuse sans être tape-à-l’oeil) dans un fauteuil à bascule (ni trop cher ni trop fauché). Elle regarde la caméra et s’écrie d’une voix suave mais authentique: «Je suis belle? On dit ça. Mais moi je ne me pose pas la question. Je suis moi, tout simplement». Elle saisit d’un geste calme (ni sensuel ni sophistiqué) un pot de Maigrelette qu’elle entrouvre délicatement (ni trop vite ni trop lentement) avant d’en déguster une cuillerée (ni trop vide ni trop pleine). Elle ferme les yeux de plaisir en goûtant le produit (minimum deux secondes). Puis elle poursuit son texte en regardant les téléspectateurs droit dans les yeux: «Mon secret c’est… Maigrelette. Un exquis fromage blanc sans aucune matière grasse. Avec du calcium, des vitamines, des protéines. Pour être bien dans sa tête et dans son corps, il n’y a rien de meilleur». Elle se lève avec élégance (mais pas trop) et conclut dans un sourire complice (mais pas trop): «Voilà mon secret. Mais ce n’en est plus un, maintenant, puisque je vous ai tout dit hi hi. «Elle démarre un rire espiègle (mais pas trop). Arrive le packshot du produit (minimum cinq secondes) avec cette signature: «MAIGRELETTE. POUR ÊTRE MINCE SAUF DANS SA TÊTE».

Jean-François passe d’effondré à euphorique en un clin d’oeil: ce type-là pourrait entrer au Conservatoire d’Art Dramatique, dans la section «mime cyclothymique». Il nous baise les mains, les pieds, la bouche.

— Vous m’avez sauvé la vie, les amis!

— Eh oh! Pas de familiarités quand même, grommelle Charlie, qui mate sur son ordinateur un film montrant un homme sodomisé par une anguille.

Et toi, tu t’aperçois de ta bévue:

— Bordel, c’est pas demain la veille que je serai foutu à la porte. Avec un spot pareil, Philippe va me foutre une paix royale pendant au moins dix ans. On va encore enculer Madone!

Mais Charlie a le dernier mot:

— Tu peux toujours dire qu’on les encule, mais au fond de toi, tu sais très bien que c’est l’inverse.

Et Jean-François s’en va tout guilleret avec son script merdique sous le bras. Cette scène se déroulait vers le début du troisième millénaire après J.-C. (Jésus-Christ: excellent concepteur-rédacteur, auteur de nombreux titres restés célèbres: «AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES», «PRENEZ ET MANGEZ-EN TOUS CAR CECI EST MON CORPS», «PARDONNEZ-LEUR, ILS NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT», «LES DERNIERS SERONT LES PREMIERS», «AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE» — ah non, ça c’est de son père).

5

La bonne cocaïne coûte 100 euros le gramme. C’est cher exprès: pour que seuls les riches puissent être en forme, tandis que les pauvres continuent de s’abrutir au Ricard.

Tu téléphones à Tamara, ta call-girl favorite. Sa messagerie te répond d’une voix suave: «Si vous voulez m’inviter à prendre un verre, appuyez sur la touche 1. Si vous voulez m’inviter à dîner, appuyez sur la touche 2. Et si vous voulez m’épouser, veuillez raccrocher». Tu lui laisses le numéro de ta ligne directe à l’agence: «Rappelle-moi, tes épaules ressemblent à des oeufs à la coque, il faut que tu me changes les idées, c’est urgent, je veux tremper mes mouillettes dans ta vie, Octave». Elle a un visage dont ton regard ne parvient pas à se détacher.

Devinette: Qu’est-ce qui a la peau ambrée et un corps de Mexicaine avec des yeux d’Eurasienne? Réponse: une rebeu dont le vrai nom n’est pas Tamara. Le soir elle vient chez toi.

Tu lui as demandé de porter «Obsession», le parfum de Sophie.

Elle a la voix rauque, les doigts fins, le sang mêlé. Le corps féminin est composé de nombreux éléments non dénués de charme: tendons bronzés reliant les chevilles aux mollets, ongles des orteils maquillés, fossettes éparses (à la commissure des lèvres, à la naissance des fesses), dents dont la blancheur contraste avec les lèvres pourpres, cambrures diverses (plante des pieds, bas du dos), rougeurs variées (pommettes, genoux, talons, suçons), mais l’intérieur des bras reste toujours blanc comme neige et tendre comme l’émotion qu’il provoque.

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