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mais, n’ayant personne à qui adresser ce quatrain, il l’offre à son ami sidophile avant de quitter la maison Bellevue.

— Envoie-le à une de tes victimes. Tu verras, cela peut être excitant de regarder la réaction d’une femme qui lit autre chose qu’un résultat positif de test HIV.

— Fais voir… Ah non, t’es fou, non non, il fait trop sériai killer ton poème.

2

Octave a attendu le séminaire au Sénégal pour faire son come-back entrepreneurial. La Rosse est comme une armée: de temps à autre, il lui faut des «quartiers libres»; elle les appelle des «séminaires de motivation». Cela donne 250 personnes dans des autobus qui roulent vers l’aéroport de Roissy. Beaucoup de dactylographes mariées (sans leurs maris), des comptables neurasthéniques (avec leur anxiolytique), des dirigeants paternalistes, une standardiste sévèrement lochée, un boudin devenu canon depuis qu’elle se tape le DRH et quelques créatifs qui se forcent à rire pour ressembler à des créatifs. On chante comme au karaoké — au besoin, on invente les paroles. On s’interroge: qui couchera avec qui? Octave attend beaucoup des prostituées locales dont Dorothy O’Leary, une amie reporter à France 2, lui a vanté les charmes. Quant à Odile, 18 ans, dos nu, bandeau dans les cheveux, mules aux pieds, sac en jean en bandoulière, elle suce une Chupa-Chups au Coca-Cola. Et «se pose des questions». A quoi reconnaîton qu’une fille a 18 ans? Facile: elle n’a ni rides, ni poches sous les yeux, ses joues sont bien remplies comme celles des bébés, elle écoute Will Smith dans son Walkman et «se pose des questions».

Odile a été embauchée comme stagiaire rédac pendant l’absence d’Octave. Elle n’aime que l’argent et la célébrité mais fait semblant d’être naïve. Les nouvelles filles font toutes ça: garder toujours les lèvres entrouvertes et les yeux ébaubis comme Audrey Marnay dans une série photo de Terry Richardson; actuellement, le sommet de l’arrivisme consiste à feindre l’innocence.

Odile raconte à Octave comment elle s’est fait percer la langue toute seule un samedi après-midi:

— Non, il n’y a pas d’anesthésie, le tatoueur se contente de tirer ta langue avec une pince afin d’enfoncer son clou à l’intérieur. Mais je t’assure, c’est pas douloureux, juste un peu gênant pour manger, enfin au début, surtout que moi ça s’est infecté alors ça donnait un goût de pus à tout ce que je bouffais.

Elle garde ses lunettes noires («ce sont des verres correcteurs»), ne lit que des magazines anglo-saxons (Paper, Talk, Bust, Big, Bloom, Surface, Nylon, Sleazenation, Soda, Loop, Tank, Very, Composite, Frieze, Crac, Boom, Hue). Elle s’assied à côté d’Octave et quand elle retire son Walkman, c’est seulement pour dire qu’elle ne regarde plus la télé, «sauf Arte de temps en temps». Octave se demande ce qu’il fout là (toujours la même question depuis sa naissance).

Odile lui montre une tour qui jouxte l’autoroute:

— Regarde… La cité des 4000. C’est là que j’habite. Près du Stade de France. La nuit, avec les éclairages, c’est beau comme Indépendance Day.

Comme Octave ne répond pas, elle en profite pour comparer son épilation avec une collègue.

— Je suis allée chez l’esthéticienne ce matin. L’épilation laser, ça fait super mal, surtout le maillot. Mais enfin je suis contente d’être épilée à vie.

— Tu me feras penser à acheter de la crème épilatoire à l’aéroport.

— On arrive à quelle heure à Dakar?

— Vers minuit. Moi je fonce direct au night. On n’a que trois soirs, faut rentabiliser.

— Merde, j’ai oublié ma cassette de Lara Fabian!

— Dans l’avion, pour pas me déshydrater, je me démaquille, je me fais un peeling, et puis hop! la crème hydratante.

— Moi je me fais les ongles. Pendant que ceux des pieds sèchent, j’attaque ceux des mains.

Octave tente de rester concentré. Il faut tenir sans coco, accepter la réalité non boostée, il faut faire partie de la société, respecter les êtres, il faut jouer le jeu. Il veut sortir de l’hospice sous de bons auspices. C’est pourquoi il lance ce ballon-sonde:

— Les filles, ça vous dirait de tirer un coup avec moi, vite fait mal fait?

Elles le tancent et il aime ça.

— Pauvre nase.

— Plutôt crever.

Il sourit.

— Vous avez tort de refuser. Les filles disent souvent oui trop tard, quand les garçons ont renoncé, ou trop tôt, quand ils ne leur ont rien demandé.

— En plus je suis prêt à raquer jusqu’à cinq mille balles.

— Non mais vous entendez ça? Il nous traite de putes!

— Tu t’es vu? Même pas pour cent plaques.

Octave rit trop fort:

— Je vous signale que Casanova payait souvent ses maîtresses, il n’y a rien de déshonorant là-dedans.

Puis il leur montre l’échographie reçue par la poste.

— Regardez mon futur enfant. Vous ne me trouvez pas hyper-attendrissant tout à coup?

Mais il fait un bide mérité. La cité des 4 000 rétrécit dans le pare-brise arrière. Octave ne sait même plus draguer. Il n’y croit plus assez. S’il existe une chose qui n’est pas compatible avec l’ironie, c’est bien la séduction. L’une des filles lui demande:

— Tu n’aurais pas un magazine de décoration intérieure?

— Lequel: Newlook? Playboy? Penthouse?

— Ha. Ha. Toujours aussi drôle, mon pauvre Octave.

— Tu sais que tu deviens vulgaire. Je croyais qu’on t’avait réparé la tête.

— Apparemment le boulot n’est pas terminé. Tu alzheimes complètement.

Octave baisse les yeux et regarde ses pieds compressés dans une paire de souliers violets (valeur: un SMIC par pied). Puis il relève la tête et se lamente à voix haute:

— Trêve de plaisanteries. Avez-vous déjà songé, mesdemoiselles, que tous les gens que vous voyez, tous les cons que vous croisez dans leur bagnole, toutes ces personnes, absolument toutes, vont mourir, sans exception? Lui, là-bas, au volant de son Audi Quattro? Et elle, la quadragénaire survoltée qui vient de nous doubler en Mini Austin? Et tous les habitants de ces immeubles planqués derrière des murs antibruit inefficaces? Avez-vous seulement imaginé le monceau de cadavres empilés que cela représente? Depuis que la planète existe, 80 milliards d’êtres humains y ont séjourné. Gardez cette image à l’esprit. Nous marchons sur 80 milliards de morts. Avez-vous visualisé que tous ces sursitaires forment un gigantesque charnier futur, un paquet de corps puants à venir? La vie est un génocide.

Et ça y est, il a vraiment cassé l’ambiance. Il est content de lui. Il tripote sa boîte verte de Lexomil dans la poche de son blouson en daim Marc Jacobs. Elle le rassure, telle la pastille de cyanure du héros de la Résistance avant l’interrogatoire, rue Lauriston, soixante ans plus tôt.

3

L’avion est plein de publicitaires. S’il s’écrasait, ce serait un début de victoire pour la Sincérité. Mais la vie est ainsi faite que les avions de publicitaires ne s’écrasent pas. Les avions qui s’écrasent sont remplis de gens innocents, d’amoureux transis, de bienfaiteurs de l’humanité, d’Otis Redding, de Lynyrd Skynyrd, de Marcel Dadi, de John-John Kennedy. Ce qui confère tant d’arrogance aux communicateurs bronzés, c’est la certitude d’être à l’abri: ils craignent davantage les krachs boursiers que les crashs aériens. Octave sourit en tapant cette phrase sur son iBook. Il est important, il est riche, il a peur — tout cela est compatible. Il boit une vodka-tonic en classe Espace 127. («Dans l’Espace 127, vous découvrirez avec plaisir des sièges ergonomiques et confortables. Ils s’inclinent à 127 degrés, car c’est l’angle que prend naturellement le corps en état d’apesanteur. Equipés d’un téléphone, d’une vidéo individuelle et d’un casque compensateur de bruit, les sièges de l’Espace 127 vous offrent un confort idéal de travail et de détente», dit la bodycopie d’«Air France Madame».)

En Business Class, les planneurs stratégiques draguent les acheteuses d’art; les directeurs généraux adjoints baratinent les TV produceuses; un coordinateur international caresse la cuisse d’une directrice du développement. (Dans une entreprise, on reconnaît vite les filles qui couchent avec un collègue: ce sont les seules qui s’habillent sexy.) Cette partouze sert à «resserrer les liens entre le personnel de l’entreprise et optimiser la communication interne au sein de la ressource humaine». Octave a été éduqué pour accepter cet ordre des choses, et puis, la vie étant un bref laps de temps qu’on nous accorde sur un caillou qui tourne sans fin dans l’espace, pourquoi perdre ce bref laps de temps à remettre sans cesse en cause l’ORGANISATION? Mieux vaut accepter les règles du jeu.

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