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— Trois heures de l’après-midi.

— Ouaaa, je suis claquée, j’étais serpillière au Banana à sept du, les faux cils collés sur les dents. Et toi, ça va, t’es où?

— Au Sénégal. Tu me manques. Je suis en train de lire «Extension du domaine de la pute».

— Arrête tes conneries, je vais vomir dans mon sac à main. CAILLAUX CAILLAUX CAILLAUX LUMINAIRES RÉPONDIT L’ÉCHO. Tu veux pas me rappeler plus tard?

— Tu tiens le portable contre ton oreille? Fais gaffe. Les téléphones cellulaires fissurent l’ADN. Ils ont fait des tests sur les souris: exposées à un téléphone mobile, leur mortalité augmente de 75 %. Je me suis acheté une oreillette pour brancher sur le portable, tu devrais faire pareil, moi je ne veux pas de tumeur au cerveau.

— Mais Octave, tu n’as pas de cerveau. CONTINENT L’ACHAT GAGNANT.

— Excuse-moi mais j’ai du mal avec tes jingles, là. Je raccroche, rendors-toi, ma gazelle, ma berbère, mon Alerte à Marrakech.

Le problème de l’homme moderne n’est pas sa méchanceté. Au contraire, il préfère, dans l’ensemble, pour des raisons pratiques, être gentil. Simplement il déteste s’ennuyer. L’ennui le terrifie alors qu’il n’y a rien de plus constructif et généreux qu’une bonne dose quotidienne de temps morts, d’instants chiants, d’emmerdement médusé, seul ou à plusieurs. Octave l’a compris: le vrai hédonisme, c’est l’ennui. Seul l’ennui permet de jouir du présent mais tout le monde vise le contraire: pour se désennuyer, les Occidentaux fuient par l’intermédiaire de la télé, du cinéma, d’Internet, du téléphone, du jeu vidéo, ou d’un simple magazine. Ils ne sont jamais à ce qu’ils font, ils ne vivent plus que par procuration, comme s’il y avait un déshonneur à se contenter de respirer ici et maintenant. Quand on est devant sa télé, ou devant un site interactif, ou en train de téléphoner sur son portable, ou en train de jouer sur sa Playstation, on ne vit pas. On est ailleurs qu’à l’endroit où l’on est. On n’est peut-être pas mort, mais pas très vivant non plus. Il serait intéressant de mesurer combien d’heures par jour nous passons ainsi ailleurs que dans l’instant. Ailleurs que là où nous sommes. Toutes ces machines vont nous inscrire aux abonnés absents, et il sera très compliqué de s’en défaire. Tous les gens qui critiquent la Société du Spectacle ont la télé chez eux. Tous les contempteurs de la Société de Consommation ont une Carte Visa. La situation est inextricable. Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. Comment fuir le divertissement? En affrontant l’angoisse.

Le monde est irréel, sauf quand il est chiant.

Octave s’emmerde avec délectation sous un cocotier; son bonheur consiste à regarder deux sauterelles s’enculer sur du sable en marmonnant:

— Le jour où tout le monde acceptera de s’emmerder sur Terre, l’humanité sera sauvée.

Il est dérangé dans son ennui délicat par un Marc Marronnier bougon.

— Alors c’est vraiment terminé avec Sophie?

— Ouais, enfin je sais pas… Pourquoi tu me demandes ça?

— Pour rien. Je peux te parler deux minutes?

— Même si je répondais non, tu me parlerais quand même et je serais contraint de t’écouter pour raisons hiérarchiques.

— C’est vrai. Alors ta gueule. J’ai vu le storyboard que vous avez vendu à Maigrelette: c’est un désastre. Comment avez-vous pu pondre une merde pareille? Octave se frotte les oreilles pour s’assurer qu’il a bien entendu.

— Attends, Marc, c’est TOI qui nous as dit de chier une bouse sur ce budge!

— Moi? J’ai jamais dit ça.

— T’es amnésique ou quoi? On s’est fait jeter douze campagnes et tu nous as même dit qu’il fallait déclencher le plan Orsec, la bouse de dernière minute pour…

— Excuse-moi de t’interrompre mais c’est toi le malade drogué qui sors de cure, alors n’inverse pas les rôles, OK? Je sais ce que je dis à mes créatifs. Jamais je ne t’aurais laissé montrer une nullité pareille à un client aussi vitrine pour l’agence. J’en ai marre de chier la honte dans les dîners en ville. «MAIGRELETTE. POUR ÊTRE MINCE SAUF DANS SA TÊTE». Non mais tu te fous de qui?

— Attends, Marc. Que tu sois d’une confondante mauvaise foi, à la limite d’accord, on est habitués. Mais là, le script Maigrelette est vendu, il a bien testé, il y a déjà eu deux réunions de pré-pro: c’est un peu tard pour tout changer. J’ai bien réfléchi et…

— Je ne t’ai pas engagé pour réfléchir. On n’est jamais à l’abri de trouver mieux. Tant que le film est pas à l’antenne, on peut tout modifier. Alors moi je te dis un truc: Charlie et toi, vous allez vous démerder pour me modifier ce script sur le tournage. Putain, c’est l’image de la Rosse qui est en jeu!

Octave approuve et ferme sa gueule. Il sait très bien que ce n’est pas l’image de la Rosse qui préoccupe son directeur de création, mais son fauteuil en passe de devenir un siège éjectable. Si Philippe est venu lui en toucher deux mots auparavant, c’est qu’il doit y avoir une pression maximale venue de chez Madone; ça sent la partie de chaises musicales, cette histoire. En d’autres termes: ce soir, il y a du licenciement dans l’air sénégalais, et malheureusement, Octave a l’intuition qu’il ne s’agit même pas du sien.

5

Le deuxième soir, le maître des cérémonies avait organisé une expédition dans la brousse. Le but: faire croire aux employés en contrat à durée indéterminée qu’ils allaient voir du pays, s’évader de leur prison de luxe. Mais, bien sûr, il n’en était rien: transportés en 4 x 4 au bord du lac rose pour un spectacle de danse africaine suivi d’un méchoui, ils ne verraient rien de vrai. Ils se déplaceraient uniquement pour vérifier que le paysage ressemblait bien à la brochure fournie par le Tour Operator. Le tourisme transforme le voyageur en contrôleur, la découverte en vérification, l’étonnement en repérage, le Routard en Saint Thomas. Mais bon, Octave se faisait tout de même bouffer par les moustiques; une part d’aventure restait donc possible si l’on avait oublié son spray à la citronnelle dans sa chambre d’hôtel.

Après le souper, un combat de lutte sénégalaise opposa les séminaristes (siglés Lacoste) aux guerriers de la tribu factice (déguisés en indigènes des films de Tarzan). L’occasion d’admirer Marronnier en slip kangourou rouler dans la glaise, sur fond de tam-tam, sous le baobab géant, la lune, les étoiles, avec le vin au goût d’essence, les éclats de rire dentés de la chargée des relations extérieures, le regard affamé des enfants du coin, la chaleur de l’herbe de Casamance, la semoule pimentée, et Octave avait de nouveau envie d’embrasser le ciel, de remercier l’univers d’être ici, même provisoirement.

Il aimait cette moiteur permanente qui fait glisser les mains sur les peaux. Elle confère aux baisers un goût brûlant. Chaque détail prend de la valeur quand plus rien n’a de sens. Décrocher, c’était bien le minimum vital pour un accro. Octave était parti à reculons dans ce voyage obligatoire; or voici qu’il frôlait le sublime, touchait l’éternel, caressait la vie, dépassait le ridicule, comprenait la simplicité. Quand le dealer surnommé «Mine d’Or» lui livra son sachet quotidien de ganja, il se vautra sur la plage en balbutiant: «Sophie», le prénom qui lui coupait la respiration.

— L’amour n’a rien à voir avec le coeur, cet organe répugnant, sorte de pompe gorgée de sang. L’amour serre d’abord les poumons. On ne devrait pas dire «j’ai le coeur brisé» mais «j’ai les poumons étouffés». Le poumon est l’organe le plus romantique: tous les amants attrapent la tuberculose; ce n’est pas un hasard si c’est de cette maladie que Tchékhov, D.H. Lawrence, Frédéric Chopin, George Orwell et sainte Thérèse de Lisieux sont morts; quant à Camus, Moravia, Boudard, Marie Bashkirtseff et Katherine Mansfield, auraient-ils écrit les mêmes livres sans cette infection? En outre, que l’on sache, la Dame aux Camélias n’est pas décédée d’un infarctus du myocarde; cette punition est réservée aux arrivistes stressés, pas aux sentimentaux éperdus.

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