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7) Cultive l’absentéisme, arrive au bureau à midi, ne réponds jamais quand on te dit bonjour, prends trois heures pour déjeuner, sois injoignable à ton poste. Si on t’en fait le moindre reproche, dis: «Un créatif n’a pas d’horaires, il n’a que des délais».

8) Ne jamais demander son avis à personne sur une campagne. Si on demande son avis à quelqu’un, il risque TOUJOURS de le donner. Et une fois qu’il l’a donné, il n’est PAS IMPOSSIBLE que tu doives en tenir compte.

9) Tout le monde fait le travail de la personne du dessus. Le stagiaire fait le travail du concepteur qui fait le travail du DC qui fait le travail du Président. Plus tu es important, moins tu bosses (voir commandement 6). Jacques Séguéla a vécu vingt ans sur le dos de «la Force Tranquille» qui est une formule de Léon Blum récupérée par deux créatifs de son agence dont personne ne se souvient. Philippe Michel est connu du grand public pour les affiches «Demain j’enlève le haut, Demain j’enlève le bas» qui étaient une idée de son employé Pierre Berville. REFILE tout ton boulot à un stagiaire: si ça plaît, tu t’en attribueras le mérite; si ça se plante, c’est lui qui sera lourde. Les stagiaires sont les nouveaux esclaves: non rémunérés, taillables et corvéables à merci, licenciables du jour au lendemain, apporteur de cafés, photocopieurs à pattes — aussi jetables qu’un rasoir Bic.

10) Quand un collègue créatif te soumet une bonne annonce, surtout ne pas montrer que tu admires sa trouvaille. Il faut lui dire qu’elle est nulle à chier, invendable, ou que c’est un vieux coup, déjà fait dix mille fois, ou pompé sur une vieille campagne anglaise. Quand il te montre une annonce nulle à chier, lui dire «j’adore l’idée» et faire semblant d’être très envieux.

Maintenant que Marronnier dirige la création de l’agence, il a oublié tous ses préceptes. Quand ses créatifs lui montrent une campagne, il grommelle «pônul» ou «pôsur». «Pônul» signifie que ça lui plaît et qu’on sera promu avant la fin de l’année. «Pôsur» veut dire qu’il faut trouver autre chose sous peine d’être placardisé dans les plus brefs délais. Au fond, le travail de directeur de la création n’est pas très sorcier: il suffit de savoir marmonner correctement «pônul» et «pôsur». Parfois, je me demande même si Marc ne prononce pas ses sentences au hasard, en tirant à pile ou face dans sa tête.

Il m’a contemplé avec un certain attendrissement avant d’interrompre ma rêverie:

— Paraît que t’as déconné ce matin chez Madone?

Alors je lui ai sorti cette tirade tout en la tapant sur mon clavier pour vous permettre de la lire:

– Écoute, Marc, tu le sais, TOUS les créatifs deviennent cinglés: notre boulot est trop frustrant, on se fait tout jeter à la gueule, c’est de pire en pire. Le plus gros client de l’agence, c’est la poubelle. Qu’est-ce qu’on trime pour elle! Regarde la tête résignée des vieux publicitaires, leurs yeux sans espoir. Au bout d’un certain nombre de créations refusées, on devient complètement désabusé, même si on fait semblant de s’en foutre, ça nous ronge. Déjà qu’on est tous des artistes ratés, en plus on nous force à ravaler notre amour-propre et remplir nos tiroirs avec des maquettes jetées. Tu me diras: c’est mieux que bosser à l’usine. Mais l’ouvrier sait qu’il fabrique quelque chose de tangible, tandis que le «créatif» doit assumer un titre ronflant, un nom ridicule qui ne lui sert qu’à brasser du vent et tapiner. D’ailleurs tous ceux qui bossent ici sont alcooliques, dépressifs ou drogués. L’après-midi ils titubent, vocifèrent, jouent au jeu vidéo pendant des heures, fument des pétards, chacun a sa méthode pour s’en tirer. J’en ai même vu un tout à l’heure qui jouait à faire le funambule sur une poutre à quinze mètres au-dessus du vide. Quant à moi, j’en ai plein le pif, mes dents grincent, mon visage est parcouru de tics et je sue des joues. Mais je proclame ceci au nom de cette cohorte souffreteuse: mon livre vengera toutes les idées assassinées.

Marronnier m’écoute avec compassion, tel le médecin qui s’apprête à annoncer à son patient que le résultat du test HIV est positif. A la fin de mon envoi, il touche.

— T’as qu’à démissionner, dit-il en sortant de mon bureau.

M’en fous, je persévérerai et ne démissionnerai pas. La démission, ce serait comme de déclarer forfait avant la fin d’un match de boxe. Je préfère finir K.-O. et qu’on m’emmène sur une civière. De toute façon il ment: personne ici ne me laisserait claquer la porte; si je me barrais, comme dans la série Le Prisonnier, ils ne cesseraient de me questionner: «Pourquoi avezvous démissionné?» Je me suis toujours demandé pourquoi les dirigeants du Village posaient sans cesse cette question au Numéro 6. Aujourd’hui je sais. Parce que la grande interrogation du siècle est bel et bien celle-là, dans notre monde terrorisé par le chômage et organisé dans le culte du travail: «POURQUOI AVEZ-VOUS DÉMISSIONNÉ?» Je me souviens qu’à chaque générique de la série, j’admirais le sourire narquois de Patrick McGoohan qui gueulait «je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre!» Aujourd’hui nous sommes tous le Numéro 6. Nous nous battons tous pour être en CDI (Contrat de Dépendance Infinie). Et si on plaque son travail, à tout moment, sur l’île salvatrice, au milieu des putes cocaïnées, on risque de voir rebondir une grosse boule blanche sur la plage, chargée de nous ramener au bureau en rugissant: «POURQUOI AVEZ-VOUS DÉMISSIONNÉ?»

9

En ce temps-là, on mettait des photographies géantes de produits sur les murs, les arrêts d’autobus, les maisons, le sol, les taxis, les camions, la façade des immeubles en cours de ravalement, les meubles, les ascenseurs, les distributeurs de billets, dans toutes les rues et même à la campagne. La vie était envahie par des soutiens-gorge, des surgelés, des shampooings antipelliculaires et des rasoirs triple lame. L’oeil humain n’avait jamais été autant sollicité de toute son histoire: on avait calculé qu’entre sa naissance et l’âge de 18 ans, toute personne était exposée en moyenne à 350 000 publicités. Même à l’orée des forêts, au bout des petits villages, en bas des vallées isolées et au sommet des montagnes blanches, sur les cabines de téléphérique, on devait affronter des logos «Castorama», «Bricodécor», «Champion Midas» et «La Halle aux Vêtements». Jamais de repos pour le regard de l’homo consommatus.

Le silence aussi était en voie de disparition. On ne pouvait pas fuir les radios, les télés allumées, les spots criards qui bientôt s’infiltreraient jusque dans vos conversations téléphoniques privées. C’était un nouveau forfait proposé par Bouygues Telecom: le téléphone gratuit en échange de coupures publicitaires toutes les 100 secondes. Imaginez: le téléphone sonne, un policier vous apprend la mort de votre enfant dans un accident de voiture, vous fondez en larmes et au bout du fil, une voix chante «Avec Carrefour je positive». La musique d’ascenseur était partout, pas seulement dans les ascenseurs. La sonnerie des portables stridulait dans le TGV, dans les restaurants, dans les églises et même les monastères bénédictins résistaient mal à la cacophonie ambiante. (Je le sais: j’ai vérifié.) Selon l’étude mentionnée plus haut, l’Occidental moyen était soumis à 4 000 messages commerciaux par jour.

L’homme était entré dans la caverne de Platon. Le philosophe grec avait imaginé les hommes enchaînés dans une caverne, contemplant les ombres de la réalité sur les murs de leur cachot. La caverne de Platon existait désormais: simplement elle se nommait télévision. Sur notre écran cathodique, nous pouvions contempler une réalité «Canada Dry»: ça ressemblait à la réalité, ça avait la couleur de la réalité, mais ce n’était pas la réalité. On avait remplacé le Logos par des logos projetés sur les parois humides de notre grotte.

Il avait fallu deux mille ans pour en arriver là.

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