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— Nous sommes dressés pour accepter. Je surfe sur du creux. Y a-t-il ici quelqu’un qui voudra bien m’enculer une bonne fois pour toutes?

Autrefois ses provocations faisaient sourire; maintenant elles font de la peine.

— Après tout ce que les hommes ont fait pour lui, Dieu aurait tout de même pu se donner la peine d’exister, vous ne croyez pas?

Solitude dans la foule. Il interroge sans arrêt son téléphone mais celui-ci lui répète:

— «Votre boîte vocale ne contient aucun nouveau message».

Octave s’endort devant un film avec Tom Hanks (plus qu’un acteur: un somnifère). Il rêve d’une séance de shooting aux Bahamas où il inspecte de ses doigts les chattes épilées et dégoulinantes de Vanessa Lorenzo et Heidi Klum. Il ne grince plus des dents. Il se croit tiré d’affaire. Il s’imagine qu’il a du recul, du second degré, une distance par rapport à tout cela. Avec un soupir discret, il pollue son 501 de chez Lévi-Strauss (collection «Tristes Tropiques» automnehiver 2001).

Et l’Entreprise a atterri. L’Entreprise a récupéré ses bagages. L’Entreprise est remontée dans un autocar. L’Entreprise chantait des chansons de Fugain sans en saisir le pessimisme extrême: «Chante la vie chante / Comme si tu devais mourir demain», et: «Jusqu’à demain peut-être / Ou bien jusqu’à la mort». Octave comprend enfin pourquoi le vaisseau spatial de Star Trek se nomme VEnterprise: Rosserys et Witchcraft a des allures d’aéronef paumé dans le vide interstellaire à la recherche de vies extra-terrestres. En outre, pas mal de collègues ont les oreilles pointues.

A peine arrivée à l’hôtel, l’Entreprise se disperse: certaines productrices se jettent dans la piscine, d’autres se jettent sur des commerciaux, le reste va se coucher. Ceux qui n’ont pas sommeil vont danser au Roll’s avec Odile et tous ses seins. Octave les suit, commande une bouteille de Gordon’s et accepte de tirer sur un joint de ganja. Sur la plage, les choses sont clarifiées. Les blacks girls au rendez-vous. L’une d’elles lui dit:

— Viens dans ma loge.

Mais comme elle a l’accent de Conakry, Octave entend:

— Viens dans ma loche.

C’est rigolo. Le mensonge est réciproque, tout s’arrange. Il pose sa main sur son visage en murmurant:

— Chérie, les filles, je ne les baise pas: je préfère les perdre.

Sous haute protection de l’armée sénégalaise, le complexe touristique de Saly comprend quinze hôtels: l’agence a jeté son dévolu sur le Savana, qui cumule des dortoirs climatisés, deux piscines éclairées la nuit, des tennis, un mini-golf, un centre commercial, un casino et une discothèque, le tout au bord de l’océan Atlantique. L’Afrique a changé depuis les safaris d’Hemingway. Maintenant c’est principalement un continent que le monde occidental laisse mourir (le sida y a tué deux millions de personnes en 1998, principalement parce que les laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent les trithérapies — par exemple, l’américain Bristol-Myers-Squibb — refusent de baisser les prix de leurs médicaments). Un lieu idéal pour remotiver des cadres moyens: sur cette terre ravagée par le virus et la corruption, au coeur de guerres absurdes et de génocides récurrents, le petit personnel capitaliste reprend confiance dans le système qui le fait vivre. Il s’achète des masques typiques en bois d’ébène, se fabrique des souvenirs, croit parfois échanger des vues avec les autochtones, envoie des cartes postales ensoleillées pour rendre jalouses les familles coincées dans l’hiver parisien. On montre l’Afrique comme contre-exemple aux pubeux, pour qu’ils soient pressés de rentrer chez eux, soulagés de constater qu’il y a pire ailleurs. Le reste de l’année devient alors acceptable: l’Afrique sert d’antiappartement- témoin. Puisque les pauvres meurent, c’est que les riches ont raison de vivre.

On fend les vagues sur un scooter des mers, on prend des Polas, personne n’intéresse personne, tout le monde porte des tongs. En Afrique, un Blanc qui adresse la parole à un Noir n’a plus la condescendance raciste des colonisateurs d’antan; désormais c’est bien plus violent. Désormais, il a le regard apitoyé du prêtre qui administre l’extrême-onction à un condamné à mort.

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Bribes de dialogues au bord de la piscine du Savana Beach Resort.

Une assistante de direction (s’ébrouant):

— Qu’est-ce qu’elle est bonne!

Octave:

— Toi aussi.

Une chargée du trafic (mordant dans une mangue):

— J’ai envie de sain.

Octave:

— Moi aussi.

Une directrice artistique junior (se dirigeant vers la cafétéria):

— On va bouffer?

Octave:

— Bouffer qui?

La motivation tourne à plein régime. Le matin est consacré à des réunions d’autosatisfaction où le bilan de l’entreprise est porté aux nues. Les termes d’«autofinancement» et d’«amortissement pluriannuel» sont souvent employés pour justifier l’absence de prime de fin d’année. (En réalité, tout l’argent gagné par la filiale est déposé en fin d’exercice aux pieds de quelques vieux chauves de Wall Street qui ne viennent jamais à Paris, fument le cigare et ne disent pas merci. Comme les vassaux médiévaux ou les victimes des guerres Puniques, les dirigeants de R amp;W France déversent devant les actionnaires le butin de l’année en tremblant pour le crédit de leur résidence secondaire à rembourser).

L’après-midi donne lieu à une séance d’autocritique constructive pour étudier comment améliorer la productivité mercatique. Octave a contracté la turista en mettant trop de glaçons dans son gin-tonic. Philippe le Président et Marc Marronnier le prennent à part de temps en temps, genre «on est contents que tu t’en sois sorti, on ne t’en parle pas mais on a un sourire complice et concerné par tes frasques, car on est des patrons modernes et cool, tu ne démissionnes pas, d’accord?» Ce qui n’empêche pas Philippe de rappeler à Octave combien la réussite du tournage Maigrelette est cruciale pour les bonnes relations de l’agence avec le groupe Madone.

— On vient d’avoir un Stratégie Advertising Committee avec eux et on s’est fait sacrément remonter les bretelles.

— T’inquiète pas, Président, cette fois, je vomirai pas sur le client. D’ailleurs, tu sais que j’ai trouvé la fille idéale pour le film.

— Oui, je sais, la beurette, là… Va falloir me la retoucher en post-prod.

— T’en fais pas, c’est budgeté. Tu te rends pas compte de tout ce qu’on peut faire aujourd’hui: on prend une fille qui a un beau cul et on lui incruste le visage d’une autre, les jambes d’une troisième, les mains d’une quatrième, les seins d’une cinquième. On fait des patchworks humains, on est des peoplejockeys!

— Peut-être que vous devriez engager un chirurgien esthétique au lieu d’un réalisateur pour tourner le film.

Octave ne cherche plus à tout refuser, mais ne veut pas non plus s’avilir; disons qu’il a mûri. Le voici soudain qui s’excite:

— Et d’abord pourquoi on ne pourrait pas prendre une rebeu pour le rôle? Arrête d’être nazi comme nos clients! Putain, y’en a marre de se laisser fasciser comme ça! Nike a récupéré le look pétainiste sur ses affiches Nikepark, Nestlé refuse les Noirs sur un film de basket-ball, ce n’est pas une raison pour faire la même chose! Non mais on va où, là, si personne n’ouvre sa gueule? La pub est même devenue révisionniste: Gandhi vend les ordinateurs Apple! Tu te rends compte? Ce saint homme qui refusait toute technologie, s’habillait en moine et marchait pieds nus, le voici transformé en commercial informaticien! Et Picasso est un nom de bagnole Citroën, Steve Mc- Queen conduit une Ford, Audrey Hepburn porte des mocassins Tod’s! Tu crois qu’ils se retournent pas dans leur tombe, ces gens-là, d’être transformés en VRP posthumes? C’est la nuit des morts-vivants! Cannibal Holocaust! On bouffe du cadavre! Les zombies font vendre! Mais où est la limite? La Française des Jeux a même sorti des affiches Monopoly avec Mao, Castro et Staline pour gagner au grattage! Qui dira stop si toi, Philippe, le boss, tu ne mouftes pas devant le racisme et le négationnisme de la communication mondiale?

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