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Ainsi va la grande chaîne du mépris publicitaire: le réalisateur méprise l’agence, l’agence méprise l’annonceur, l’annonceur méprise le public, le public méprise son voisin.

Voici ce qui reste du 30 secondes Maigrelette tourné à Miami: ce n’est pas un recadrage mais l’amputation d’une amputation (un cautère sur une absence de jambe de bois?).

«Tamara en plan américain s’assied sur la terrasse d’une belle maison de campagne (ne pas démultiplier les clichés d’introduction avant l’apparition du produit; anamorphoser les jambes de la comédienne pour accentuer l’insight consommateur; réétalonner le visage pour éclaircir sa couleur). Elle regarde la caméra et s’écrie: “Je suis belle? On dit ça. Mais moi je ne me pose pas la question. Je suis moi, tout simplement. (Supprimer “On dit ça” qui induit le doute ainsi que “Mais moi je ne me pose pas la question” qui est superflu: si elle ne se “pose pas la question”, pourquoi en parler? Ce qui donne au final: “Je suis belle? Je suis moi, tout simplement.”) Elle saisit un pot de Maigrelette qu’elle entrouvre délicatement avant d’en déguster une cuillerée. (Grossir tous les plans produit.) Elle ferme les yeux de plaisir en goûtant le produit. (Est-il possible de faire durer ce plan plus longtemps? Rappelons qu’il s’agit du “key visual” émergent en post-test. Il est vital de dramatiser la désirabilité produit pour souligner la perception d’un bénéfice de plaisir gustatif déculpabilisé.) Puis elle poursuit son texte en regardant les téléspectateurs droit dans les yeux: «Mon secret c’est… Maigrelette. Un exquis fromage blanc sans aucune matière grasse. Avec du calcium, des vitamines, des protéines. Pour être bien dans sa tête et dans son corps, il n’y a rien de meilleur». (Penser à rajouter une démo produit en 3D avec le yaourt qui se déverse dans une jatte de lait onctueux et les mots «calcium», «vitamines», «protéines», «0 % m. g». en surimpression avec typo grasse plus impliquante/interpellante pour nos consommatrices.) Tamara se lève et conclut avec un sourire complice: «Voilà mon secret. Mais ce n’en est plus un, maintenant, puisque je vous ai tout dit hi hi». (Supprimer la blague inutile qui prend trois secondes au détriment du pack. On peut très bien conclure sur «Voilà mon secret” qui est plus leader et spécifique dans le contexte concurrentiel.) Packshot et signature: «MAIGRELETTE. POUR ÊTRE MINCE SAUF DANS SA TÊTE» (Est-il possible d’investiguer d’autres baselines? Il faut jouer sur les différentes cibles concernées: les enfants, les personnes âgées, les adultes, les jeunes, les hommes, les femmes. Et ce, dans le cadre d’une plus grande modernité.) Suivi du jingle d’attribution marque: «mm Madone».

Pour la baseline, vous vous en foutez puisque vous en avez une de rechange: «MAIGRELETTE ON A TOUS BESOIN D’UNE DOSE DE LEGERETE». (Voir acte IV, scène 4.)

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Ensuite c’est Cannes, le Festival, oh pas celui du cinématographe, non, l’autre, le vrai, celui qui a lieu en catimini comme les réunions de l’OMC ou les symposiums de Davos, tous les ans au mois de juin, un mois après la mascarade sponsorisée: la Semaine Mondiale de la Publicité, en anglais «48t n International Advertising Festival» ou «Cannes Lions 2001». Là se rendent les discrets tout-puissants, ceux qui financent les longs métrages avec le «placement produit» (comme BMW avec les James Bond ou Peugeot avec Taxi 1 et 2), ceux qui s’achètent les studios de cinéma avec leur argent de poche (comme Seagram avec Universal, Sony avec Columbia-triStar, AOL avec Warner Bros), ceux qui font des films uniquement comme «support de collection» pour vendre leur merchandising (comme Disney ou Lucasfilm), ceux qui possèdent la planète (dans tous les sens du verbe «posséder»). Un film publicitaire de 30 secondes touche beaucoup plus de monde qu’un film de cinéma d’une heure et demie (par exemple, le plan-média du spot Maigrelette a été conçu pour atteindre 75 % de la population des pays exposés).

Dépenses des principaux annonceurs français en publicité (en 1998):

Vivendi: 2 milliards de francs.

L’Oréal: 1,8 milliard de francs.

Peugeot-Citroën: 1,8 milliard de francs.

France Telecom: 1,5 milliard de francs.

Nestlé: 1,5 milliard de francs.

Madone: 1,3 milliard de francs.

Toutes ces marques sont rigoureusement inattaquables. Elles ont le droit de vous parler mais vous n’avez pas le droit de leur répondre. Dans la presse, vous pouvez dire des horreurs sur des personnes humaines mais essayez un peu de descendre un annonceur et vous risquez très vite de faire perdre à votre journal des millions d’euros de rentrées publicitaires. A la télévision, c’est encore plus retors: une loi interdit de citer des marques à l’antenne pour éviter la publicité clandestine; en réalité, cela empêche de les critiquer. Les marques ont le droit de s’exprimer autant qu’elles le veulent (et paient ce droit très cher), mais on ne peut jamais leur répondre.

Quant au livre… Il est très probable que ce roman fera l’objet d’une censure pour «dénigrement de marque déposée», «contrefaçon», «parasitisme», «diffamation», «détournement» ou «concurrence déloyale».

En anglais, «publicité» se dit «advertising» — les inventeurs de cette profession ont tenté de nous avertir.

A l’aéroport, une hôtesse vous demande:

— Vous avez des bagages?

Vous répondez:

— Oui, moi j’ai un DESS de marketing et lui il a fait les Beaux-Arts.

Charlie et toi, vous incarnez le sommet de la réussite cannoise: jeunes, bronzés, riches, effrayants, vous arpentez la Croisette en tee-shirt de la Rosse («Ici on va vous Rosser» devant, «A la Rosse c’est fou ce qu’on Bosse» derrière, c’est un petit CDD au SMIC qui a trouvé le titre) avec vos lunettes noires Helmut Lang Opticals et vos New Balance aux pieds, vous êtes des nababs cool. Logiquement, vous devriez cartonner avec les gonzesses arrivistes qui descendent ici pour démarcher du taf, leur book sous le bras au Jane’s Club loué par Première Heure (une grosse boîte de prod venue ici passer la brosse à reluire dans le dos des créatifs). Pour le moment, vous allez déjeuner gratuit sur la plage du Carlton à la table d’Alain Bernard et Aram Kevorkian, les patrons de la Pac (les pires ennemis de Première Heure, venus ici entretenir de bonnes relations commerciales avec leurs amis d’enfance). Vous traversez parfois des instants de joie passagère, de brefs moments de bonheur inexplicable: vous les baptisez des «Near Life Expérience».

Au buffet, vous reconnaissez tous les nouveaux pontes du métier, déguisés en SDF, une bande de chevelus (ou tondus) mal rasés, en tee-shirts déchirés, jeans délavés et baskets pourries, engrangeant les plus gros salaires du pays. Leurs noms sont marqués sur leurs badges:

— Christophe Lambert, pédégé de CLM-BBDO (62,5 millions d’euros de marge brute, l’agence de Total «Vous ne viendrez plus chez nous par hasard», France Telecom «Nous allons vous faire aimer l’an 2000», Pepsi Cola «The choice of a new génération»)

— Pascal Grégoire, Président et DC de Leagas Delaney (petite agence auteur d’un énorme coup pendant la Coupe du Monde de Football de 98: Adidas «La victoire est en nous»)

— Gabriel Gaultier, Président du Club des Directeurs Artistiques, association qui regroupe tous les créatifs français, et DC de Young amp; Rubicam (73,5 millions d’euros de marge brute, l’agence d’Orangina «Il faut bien secouer Orangina sinon la pulpe elle reste en bas», Stimorol «Mâchez danois», Ricard «Respectons l’eau»)

— Christian Blachas, le patron de CB News (vous le voyez tous les dimanches soir sur M6 présenter «Culture Pub» avec Thomas Hervé)

— Eric Tong Cuong, comme son nom l’indique Président d’Euro RSCG Babinet Erra Tong Cuong (marge brute non communiquée, l’agence d’Evian «Déclarée source de jeunesse par votre corps», Peugeot «Pour que l’automobile soit toujours un plaisir», Canal + «Pendant qu’on regarde Canal +, au moins on n’est pas devant la télé»)

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