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Ce n’est tout de même pas pour ça qu’ils décidèrent de mourir. Si?

NE PARTEZ PAS! APRÈS LA PUB, LE ROMAN CONTINUE.

UN JEUNE DEALER BARBU SE TIENT DEBOUT EN HAUT D’UNE DÉCHARGE PUBLIQUE, LES BRAS EN CROIX. AUTOUR DE LUI, DOUZE CLIENTS SONT RASSEMBLÉS EN CERCLE. ILS PORTENT DES SWEAT-SHIRTS A CAPUCHE, DES BLOUSONS K-WAY, DES CASQUETTES DE BASE-BALL ET AUTRES SHORTS BAGGYS. ILS LE VÉNÈRENT AU MILIEU DE CE TERRAIN VAGUE.

SOUDAIN LE TRAFIQUANT DIT:

— EN VÉRITÉ JE VOUS LE DIS, LEQUEL D’ENTRE VOUS VA ME JETER LA PREMIÈRE PIERRE?

L’UN DES APÔTRES LUI TEND ALORS UN CAILLOU DE COCAÏNE:

– Ô SEIGNEUR VOICI UNE.

UNE MUSIQUE SACRÉE RETENTIT ALORS, TANDIS QU’UN RAYON DE LUMIÈRE VENU DU CIEL ILLUMINE LE CAILLOU BLANC QUE BRANDIT NOTRE SAINT DEALER ET S’ÉCRIANT:

— TU ES PIERRE ET SUR CETTE PIERRE JE BÂTIRAI MON ÉGLOGUE.

PUIS NOTRE SUPERSTAR CHEVELUE BROIE LE CAILLOU DE COKE DANS SA MAIN POUR EN FAIRE UNE POUDRE BLANCHE. LORSQU’IL ROUVRE SA MAIN, DOUZE LIGNES RIGOUREUSEMENT PARALLÈLES SONT ALIGNÉES A LA PERFECTION DANS SA PAUME.

— PRENEZ ET SNIFFEZ-EN TOUS, CECI EST MON ÂME LIVRÉE POUR VOUS.

LES DOUZE DISCIPLES TOMBENT A GENOUX DANS LES ORDURES MÉNAGÈRES ET CRIANT:

— ALLÉLUIA! IL A MULTIPLIÉ LES TRAITS!

PACKSHOT: UN TAS DE POUDRE BLANCHE EN FORME DE CROIX AVEC DES PAILLES PLANTÉES DEDANS.

SIGNATURE EN VOIX OFF: «LA COCAÏNE: L’ESSAYER, C’EST LA RÉESSAYER».

IV. Nous

«Afin de présenter notre message avec quelque chance de produire une impression durable sur le public, nous avons dû tuer des gens».

THEODORE KACZYNSKI, dit «Unabomber», Manifeste paru dans le Washington Post et le New York Times le 19 septembre 1995.

1

Nous avons tous été choqués par le suicide de Marc. Mais dire que son geste nous a surpris serait mentir. La version officielle dit qu’il s’est noyé au large de Saly, emporté par un courant sous-marin. Mais nous, nous savons bien qu’il s’est laissé couler pour être débarrassé d’une vie qui l’encombrait. Nous savions tous que Marc était stressé, nous sentions bien qu’il se débattait, nous nous abreuvions de son entrain factice et nous changions de sujet quand il parlait d’autodestruction. Nous refusions l’évidence: Marronnier était en train de se tuer et nous n’avions pas l’intention de le sauver. Nous organisions son enterrement avant même sa mort. «Le roi est quasi mort, vive le roi!» A ses obsèques, 300 publicitaires pleurnichaient au cimetière de Bagneux, surtout ceux qui haïssaient Marc et souhaitaient sa mort depuis si longtemps: ils culpabilisaient d’avoir été exaucés, et se demandaient qui ils allaient bien pouvoir détester désormais. Pour avancer dans la communication, il faut un ennemi à écraser; il est très déroutant d’être soudain privé d’un moteur aussi indispensable.

Nous aurions préféré que cette cérémonie ne soit qu’un rêve. Nous étions à l’enterrement d’un provocateur et regardions le cercueil descendre dans le trou en espérant que t’était une ultime manigance de sa part. Comme c’aurait été bien si tout d’un coup la caméra avait décadré et qu’on s’était aperçu que la cérémonie était organisée par des acteurs: le prêtre serait un comédien sur le retour, les amis en larmes éclateraient de rire, derrière nous une équipe de techniciens déroulerait des câbles et un réalisateur crierait: «coupez!» Mais personne n’a crié: «coupez!»

Très souvent nous voudrions que notre vie ne soit qu’un rêve. Nous aimerions nous réveiller, comme dans les mauvais films, et résoudre tous nos problèmes par ce subterfuge. Dès qu’un personnage se noie au cinéma, youpi, il reprend conscience. Combien de fois avons-nous vu ça sur l’écran: le héros attaqué par un monstre gluant et Carnivore, acculé au fond d’une impasse, qui, au moment où la terrifiante bestiole va le dévorer, paf, se redresse en sueur dans son plumard? Pourquoi ça ne nous arrive jamais dans la vie? Hein? Comment on fait pour se réveiller, quand on ne dort pas?

Il y avait un cercueil avec de vraies cendres dedans (Charlie en avait même récupéré une poignée dans sa poche). Nous avons pleuré des larmes réelles. Nous, c’est-à-dire toute la Rosse Europe: Jef, Philippe, Charlie, Odile, les stagiaires, les puissants, les inutiles, et moi, Octave avec son Kleenex, Octave toujours là, ni viré, ni démissionnaire, juste un peu déçu que Sophie ne soit pas venue. Nous, c’est-à-dire tous les parasites entretenus par l’argent de la Rosse: propriétaires de chaînes de télévision, actionnaires de grands réseaux radiophoniques, chanteurs, acteurs, photographes, designers, hommes politiques, rédacteurs en chef de magazines, présidents de grands magasins, nous les décideurs, nous les leaders d’opinion, nous, les artistes vendus, reconnus ou maudits, nous pleurions. Nous pleurions sur notre pitoyable sort: dans la publicité, quand on meurt, il n’y a pas d’articles dans les journaux, il n’y a pas d’affiches en berne, il n’y a pas d’interruption des programmes, il n’y a que des stock-options invendues et un compte en Suisse inutilisé sous un numéro secret. Quand un publicitaire meurt, il ne se passe rien, il est juste remplacé par un publicitaire vivant.

2

Quelques jours plus tard, South Beach, Miami. Des pamelaandersons de toutes tailles, des jeanclaudevandammes en veux-tu en voilà. Nous sommes tous Friends. Nous faisons des U.V. avant de tendre notre visage vers le soleil. Pour tenir dans un monde pareil, il faut ressembler à une bimbo ou à un acteur de films pornos. Nous nous droguons parce que l’alcool et la musique ne suffisent plus à nous donner le courage de nous parler. Nous vivons dans un monde où la seule aventure consiste à baiser sans capote. Pourquoi courons- nous tous après la beauté? Parce que ce monde est laid, à vomir. Nous voulons être beaux parce que nous voulons être meilleurs. La chirurgie esthétique est la dernière idéologie qui nous reste. Tout le monde a la même bouche. Le monde est terrifié par la perspective du clonage humain alors qu’il existe déjà et se nomme «plastic surgery». Dans tous les bars, Cher chante «Est-ce que tu crois en la vie après l’amour?»

Nous devons désormais nous interroger sur la vie après l’homme. Une existence de sublimes créatures posthumaines, débarrassées de l’injustice de la laideur, dont Miami sera la capitale mondiale. Nous aurons tous les mêmes fronts bombés et innocents, des peaux douces comme du satin, des yeux en amande, tout le monde aura droit à de longues mains aux ongles vernis de gris, il y aura une distribution générale de lèvres pulpeuses, de pommettes hautes, d’oreilles duveteuses, de nez mutins, de cheveux fins, de cous graciles et parfumés, et surtout de coudes pointus. Des coudes pour tous! En route vers la démocratisation du coude. Comme l’a humblement reconnu Paulina Porizkova dans une interview: «Je suis contente que les gens me trouvent jolie mais ce n’est qu’une question de mathématiques: le nombre de millimètres entre mes yeux et mon menton».

Charlie et moi, nous téléphonons sans fil, debout dans la mer. Nous roulons sur la plage dans des Jeeps géantes. Malgré la mort de Marronnier, nous n’avons pas annulé le tournage de Maigrelette — trop de frais étaient déjà engagés par la production. A un moment, Charlie a sorti de sa poche une petite boîte contenant quelques grammes des cendres de Marc Marronnier. Il les a saupoudrées dans l’eau. C’est ce que Marc aurait voulu: flotter sur les vagues de Miami. Ensuite il restait un peu de cendres dans sa paume alors j’ai eu une idée. Je lui ai demandé de tendre son bras et d’ouvrir sa main vers le soleil. Je me suis penché. Et c’est ainsi que j’ai sniffé ce qui restait de mon ami, mon mentor, Marc Marronnier. I’ve got Marronnier runnin’ around my brain!

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